Recension : Mathilde Provansal, Artistes mais femmes. Une enquête sociologique dans l’art contemporain (2023, ENS Éditions)

Mathilde Provansal (2023), Artistes mais femmes. Une enquête sociologique dans l’art contemporain, Paris, ENS Éditions, 288 p.

Recension version post-print par

Brianne Dubois
brianne.dubois@sciencespo.fr
Chercheuse associée, Centre de sociologie des organisations (CSO), UMR 7116 CNRS et Sciences Po, 84 rue de Grenelle, 75007 Paris, France

L’ouvrage Artistes mais femmes, issu de la thèse de doctorat de Mathilde Provansal, propose une réponse sociologique à un mystère déjà identifié par l’histoire de l’art[1] : pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? S’inscrivant dans la filiation des études de genre appliquées aux carrières professionnelles, comme celles de Marie Buscatto et Catherine Marry[2], l’auteure propose d’identifier et de décrire les mécanismes des inégalités de genre dans les carrières des artistes d’art contemporain. Elle part notamment du paradoxe suivant : alors que les femmes sont majoritaires parmi les étudiantes en art, elles sont minoritaires parmi les artistes et, en particulier, parmi ceux qui ont le plus de succès. Les carrières des artistes contemporains auraient la forme d’un « tuyau percé[3] » dont elle propose d’identifier les spécificités liées au milieu artistique, un milieu qui aurait tendance à nier l’existence de telles discriminations. Mathilde Provansal déploie pour cela un riche dispositif méthodologique, articulé autour de deux principales focales : les discriminations dans une grande école d’art française et la construction d’un « gender success gap », c’est-à-dire d’un différentiel de renommée, au cours de la carrière des diplômé·es de cette école. Elle mobilise pour cela des méthodes qualitatives et quantitatives, associant la construction d’une base de données originale (et l’analyse statistique de celle-ci par des statistiques descriptives et des modèles de régression), une campagne d’environ 80 entretiens avec des artistes et des professionnels de l’art, et des observations du concours d’entrée dans une grande école d’art.

Les quatre premiers chapitres de l’ouvrage portent sur la construction des inégalités au sein d’une école d’art renommée, anonymisée sous le nom d’École des arts plastiques (EAP). En se focalisant sur cette grande école, l’auteure revendique une entrée « par le haut », permettant d’étudier les jeunes artistes ayant le plus de chances d’accéder à une carrière dans l’art contemporain. Elle décortique notamment la construction des inégalités de genre et de classe dans le recrutement des étudiant·es, mais présente également comment la construction de ces inégalités se poursuit au cours de la scolarité. Pour cela, elle s’appuie sur trois types de données : l’observation des épreuves orales d’admission, des données agrégées fournies par l’école (décrivant année par année le genre, la nationalité, la CSP du père et le niveau de diplôme des nouvelles recrues), une cinquantaine d’entretiens avec des diplômés de l’EAP et des entretiens avec des professeur·es (aussi appelé·es chef·fes d’atelier).

Dans le premier chapitre, la mise en série des données fournies par l’EAP sur la période 1991-2014, assortie de statistiques descriptives, présente les inégalités de genre et de classe. Elle montre notamment leur accroissement en lien avec la politique de réduction des effectifs estudiantins de l’école – et de hausse de la sélectivité à l’entrée – qui a eu pour effet de renforcer la sélection sociale et masculine des nouvelles recrues. L’auteure remarque notamment que le recrutement de l’EAP est devenu plus sélectif socialement que celui des classes préparatoires aux grandes écoles dans les années 2000.

Les chapitres 2 et 3 offrent une entrée passionnante sur les critères de sélection et les entretiens d’entrée à l’EAP. Mathilde Provansal cherche à identifier ce que les professeur·es valorisent et désignent comme l’« authenticité » et l’« engagement » des candidat·es. Elle nous montre avec une écriture pleine de vie un jury principalement masculin fumant à la fenêtre pendant les épreuves, discutant avec désinvolture des jeunes femmes à « sauver » et des jeunes hommes à « repérer » pendant les auditions. Elle offre un tableau marquant – mais aussi assez terrifiant – de la façon dont les stéréotypes genrés et de classe peuvent se déployer dans ces espaces de sélection, avec peut-être d’autant plus de clarté que ces entretiens échappent aux critères scolaires qui cadrent habituellement les concours d’entrée aux grandes écoles.

Enfin, le chapitre 4 se fonde sur le récit d’anciennes étudiantes pour présenter comment celles-ci ont continué de rencontrer des difficultés, notamment pour réussir à être soutenues par les chefs d’ateliers, figures tutélaires plus que professorales autour desquelles s’organise la formation. Coincées dans des relations de séduction hétérosexuelle, la plupart des jeunes femmes ne parviendraient pas à construire le réseau nécessaire à leur réussite professionnelle à la sortie de l’école.

La deuxième focale de l’ouvrage porte sur le différentiel de visibilité entre hommes et femmes issu·es de l’EAP, identifié comme gender success gap par l’auteure, reprenant à son compte l’expression de gender wage gap – elle-même issue de l’expression gender gap, popularisée dans les années 1980 aux États-Unis pour désigner les écarts de comportements électoraux entre les hommes et les femmes, puis adaptée pour désigner les écarts de salaire. Comme de nombreux travaux de sociologie de l’art, dont ceux en France d’Alain Quemin[4], Mathilde Provansal utilise pour cela un des classements internationaux produits par une entreprise privée. Elle choisit le classement d’Artfacts, un classement qu’elle décrit comme particulièrement intéressant et fondé sur une méthodologie solide, qui classe les artistes selon le nombre de leurs expositions dans des institutions et des galeries, et le niveau de visibilité de ces différents lieux. Elle construit deux bases de données : l’une réunissant les 1033 diplômé·es de l’École des Arts plastiques entre 1995 et 2013, et l’autre les 519 diplômés de l’EAP classé·es par Artfacts. Elle renseigne leur genre, l’année de leur diplomation, le fait qu’ils et elles aient ou non été distingué·es par des félicitations à l’issue de leur formation, mais aussi le nombre d’expositions dans des institutions et dans des galeries (documentées par Artfacts). Elle présente des statistiques descriptives pour confirmer dans le chapitre 5 que les hommes sont plus souvent renommés ; et des modèles de régression dans le chapitre 7 pour montrer l’effet négatif du genre sur la visibilité, qui fait que les femmes sont moins reconnues que les hommes, à date de diplomation égale par exemple.

Dans le chapitre 6, les mécanismes à la source de ce gender success gap sont identifiés grâce aux entretiens avec les artistes diplômé·es de l’EAP, complétés par une trentaine d’entretiens avec des intermédiaires, des collectionneur·ses et des professeur·es de l’EAP. On y retrouve des éléments classiques et généralisables à de nombreuses autres professions, dont le rôle des stéréotypes genrés des intermédiaires, notamment associés à la maternité, et l’effet de la sexualisation des relations. L’auteure montre également comment certaines artistes femmes parviennent à contrer les discriminations dont elles font l’objet, en s’appuyant sur le réseau d’un conjoint artiste par exemple, ou en étendant leur zone d’activité à d’autres pays.

Enfin, le chapitre 7 étudie l’effet des institutions sur les discriminations de genre. Il retrace l’historique de ces institutions – résultat d’une politique culturelle française particulièrement volontariste, qui s’est incarnée dans la création d’un fonds national, le Centre national des arts plastiques (CNAP), et de fonds régionaux d’art contemporain (les FRAC), chargés d’acheter des œuvres, et de centres d’art, dédiés au financement de nouvelles productions. Mathilde Provansal se fonde pour cela sur les modèles de régression réalisés sur la base de données présentée précédemment. En présentant l’évolution des budgets du CNAP et des FRAC, elle montre comment les politiques publiques de soutien à la création ont créé un « appel d’air » qui a soutenu les carrières féminines dans les années 1990. La baisse des financements est ensuite associée à un renforcement des inégalités, ces institutions soutenant prioritairement des hommes.

Mathilde Provansal offre dans ce livre une enquête riche, passionnante, et allie une écriture très claire et agréable avec beaucoup de méthode et de rigueur. Il faut souligner l’ampleur du travail d’enquête et sa précision, qui permettent de prouver la permanence des inégalités de genre, voire leur renforcement. Mathilde Provansal retrouve ainsi des résultats classiques de la sociologie du genre : effets de stéréotypes genrés, en particulier liés à la maternité, effet de cooptation de réseaux masculins bénéfiques aux hommes et socialisation de genre défavorable aux femmes manquant de « sens du placement[5] ». Elle identifie en particulier deux mécanismes qui nous semblent importants. Un premier mécanisme, déjà repéré par Séverine Sofio[6] sur les carrières des femmes artistes aux xviiie et xixe siècles, montre comment l’augmentation de la demande (chez Mathilde Provansal issu des politiques publiques dans les années 1980 et 1990) crée pendant une période donnée un « appel d’air » bénéfique pour les carrières féminines – un mécanisme potentiellement central pour comprendre l’évolution des inégalités, et pas seulement de genre, dans de tous les milieux professionnels. Un second mécanisme identifié, particulièrement novateur et intéressant pour la sociologie des carrières dans l’art contemporain, est l’effet positif de la mobilité internationale des femmes. Si l’explication de cet effet se situe hors du cadre de cette recherche, sa description conduit à s’interroger sur la structuration des inégalités de genre à l’échelle internationale, dans un milieu que l’on sait être mondialisé[7]. On s’interroge alors sur la possibilité que la France soit un pays plus sexiste que d’autres pour les carrières artistiques. L’inscription croissante de la France dans le champ international de l’art contemporain pourrait-elle alors tendre à réduire les inégalités de genre ?

L’enquête repose sur un parti pris important : se concentrer sur la population des diplômé·es de l’EAP entre les années 1990 et 2010, soit un millier de personnes quand la France compte plus de 60 000 artistes[8]. On peut regretter que la spécificité de cette population relativement à celle de l’ensemble des artistes français ne soit pas mieux spécifiée, et que la façon dont la sélection de cette population peut jouer sur les questions de genre ne soit pas plus discutée.

Par ailleurs, la mobilisation des entretiens, si elle permet d’avancer de nombreux éléments d’explication, fins et nuancés, est parfois un peu moins convaincante que les autres méthodes utilisées pour démontrer l’existence de certains mécanismes. On y saisit plus des discours sur le vécu des discriminations et des reconstructions a posteriori que sur leur déroulement effectif. On aurait aimé voir la sociologue entrer dans les salles de classe de l’EAP comme elle est entrée dans les salles d’audition pour nous décrire comment des rapports de séduction décrits comme quasi systématiques se mettent en place dans les interactions. Cela aurait également pu permettre de prendre en compte plus finement les différentes formes de sexualités, mais aussi de féminités et de masculinités. Les femmes lesbiennes échappent-elles à certaines de ces discriminations ? Qu’en est-il lorsque le chef d’atelier n’est pas hétérosexuel, ou est une femme ? Les différentes formes de féminités ou de masculinités sont-elles également (dé)valorisées ? Plus largement, l’effet du contenu de la formation sur les inégalités de genre, et notamment de la dévalorisation de la technique au profit de la capacité à tenir un discours sur les œuvres, déjà identifié par d’autres travaux[9], ainsi que l’effet des violences sexistes et sexuelles auraient pu être plus développés.

Pour conclure, l’ouvrage Artistes mais femmes apporte une contribution importante à la sociologie de l’art, mais aussi à la sociologie du genre et des carrières professionnelles en général. L’auteure déploie un travail impressionnant mêlant analyses quantitatives, observations et entretiens, toujours avec beaucoup de rigueur et de finesse, pour démêler les différents mécanismes qui ont mené à l’accroissement d’un gender success gap depuis les années 1990 dans le monde de l’art contemporain.

 

  1. Linda Nochlin (1971), « Why Are There No Great Women Artists? », in Gornick V., MoranB. (dir.), Woman in Sexist Society. Studies in Power and Powerlessness, New York, Basic Books.
  2. Marie Buscatto (2007), Femmes du jazz. Musicalités, féminités, marginalisations, Paris, CNRS Éditions ; Catherine Marry, Laure Bereni, Alban Jacquemart, Sophie Pochic, Anne Revillard (2017), Le Plafond de verre et l’État, Paris, Armand Colin.
  3. Jacob Clark Blickenstaff (2005), « Women and Science Careers Leaky Pipeline or Gender Filter », Gender and Education, no 17, p. 369-386.
  4. Alain Quemin (2021), Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation, Paris, CNRS Éditions.
  5. Franck Poupeau, Jean-Christophe François (2008), Le Sens du placement. Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, Paris, Raisons d’Agir.
  6. Séverine Sofio (2016), Artistes femmes. La Parenthèse enchantée xviiiexixe siècles, Paris, CNRS Éditions.
  7. Olav Velthuis (2013), « Globalization of Western Markets for Contemporary Art. Who Dominates the Cultural Capitals of Amsterdam and Berlin? », European Societies, no 15, p. 290‑308 ; Larissa Buchholz (2023), The Global Rules of Art. The Emergence and Divisions of a Cultural World Economy, Princeton/Oxford, Princeton University Press.
  8. Frédérique Patureau, Jérémy Sinigaglia (2020), Artistes plasticiens : de l’école au marché, Paris, Les Presses de Sciences Po.
  9. Nathalie Heinich (2014), Le Paradigme de l’art contemporain. Structure d’une révolution artistique, Paris, Gallimard ; Jérémie Vandenbunder (2015), « Peut-on enseigner l’art ? Les écoles supérieures d’art, entre forme scolaire et liberté artistique », Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, no 192, p. 121-134.