Recension : Philippe Charrier, Sociologie de la médiation judiciaire (2023, LGDJ)

Philippe Charrier (2023), Sociologie de la médiation judiciaire, Paris, LGDJ, 300 p.

Recension version post-print par

Diane Gattet
diane.gattet@sciencespo.fr
Doctorante, CNRS/Ministère de la Justice/Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines/Cergy Paris Université, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) ; CSO-SciencesPo, 27 rue Saint-Guillaume, 75337 Paris cedex 07, France

 

 

Depuis les premières expérimentations de médiation en France dans les années 1970, ce mode de résolution des conflits a fait l’objet de nombreux travaux de la part de sociologues et de juristes[1]. Après les années 1990, cependant, l’intérêt scientifique pour la médiation semble s’être essoufflé – alors même que celle-ci est aujourd’hui davantage exercée, et dans des domaines plus variés. Partant de ce constat, Philippe Charrier tente dans cet ouvrage de « comprendre ce qu’est devenue la médiation » au xxie siècle (p. 9) en retraçant les relations entre cette activité de travail et l’environnement institutionnel dans lequel elle s’inscrit.

Philippe Charrier, sociologue à l’université de Nantes, met ici en œuvre une démarche résolument pluridisciplinaire : afin d’étudier la place de la médiation dans l’espace judiciaire français, il s’appuie sur des apports de la sociologie, du droit, des sciences politiques et de l’anthropologie. Son analyse se fonde notamment sur une recherche menée pour l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ), qui a porté sur la prescription de la médiation par les magistrat·es de trois cours d’appel françaises[2]. Cette enquête a consisté en l’analyse de dossiers de médiation, la réalisation d’entretiens avec des magistrat·es prescripteur·rices de médiations, et la diffusion d’un questionnaire auprès de ces mêmes magistrat·es. L’auteur complète ce terrain de recherche par une étude des publications de médiateur·rices et des discours institutionnels portant sur la médiation judiciaire. En s’appuyant sur ces éléments, Philippe Charrier souhaite répondre à la question de recherche suivante : « savoir comment la médiation compose avec les situations existantes, notamment institutionnelles et professionnelles, tout en demeurant assez singulière pour rester identifiable » (p. 10).

Ce questionnement se décline en trois thématiques. Dans la première partie de l’ouvrage, Philippe Charrier retrace le processus de construction de la médiation comme un mode légitime de résolution des conflits, dans une perspective socio-historique (chapitres 1 à 4). Il s’attache ensuite, dans une deuxième partie, à analyser les relations entre la médiation et l’institution judiciaire (chapitres 5 à 7). Enfin, il étudie la pratique de la médiation dans l’espace judiciaire à travers la prescription qui en est faite par les magistrat·es (chapitres 8 à 10). En se centrant à la fois sur le contexte socio-historique, les discours et les pratiques, l’auteur propose une analyse poussée des déterminants de la place de la médiation judiciaire en France aujourd’hui. Il montre avec finesse que si la médiation est un acteur déterminé plutôt que déterminant dans l’espace judiciaire, celle-ci impacte tout de même l’institution judiciaire en ce qu’elle participe à l’évolution des modes de travail des travailleur·euses de la justice.

Philippe Charrier commence, dans une première partie, par retracer le développement de la médiation judiciaire. En détaillant son histoire en France depuis sa genèse dans les années 1970, il montre que celle-ci a d’abord pris la forme d’expérimentations pensées comme des alternatives au traitement judiciaire des conflits, avant d’être progressivement institutionnalisée. Si la médiation est aujourd’hui devenue légitime au sein de l’institution judiciaire et est utilisée de manière croissante, l’auteur précise qu’elle reste majoritairement pensée comme une alternative. Ce point de vue est mis en avant par l’institution judiciaire, mais aussi, dans une certaine mesure, par des médiateur·rices qui craignent de voir leur activité se dénaturer à mesure qu’elle s’institutionnalise. Cette contrainte, couplée au manque d’autonomie des médiateur·rices quant à la maîtrise de leur espace professionnel, entrave le développement de ce mode de résolution des conflits et le positionne comme un « mode d’action légitime mais encore en construction » (p. 83).

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Philippe Charrier se penche sur les relations entre la médiation et son environnement institutionnel. Il cherche à dépasser l’« opposition binaire » (p. 87) qui représente le plus souvent ces rapports, et tente de montrer comment la médiation se construit et se diffuse progressivement au sein de l’espace judiciaire, s’adaptant à son environnement tout en modelant le fonctionnement institutionnel. Il montre que si les théoricien·nes de la médiation sont circonspect·es vis-à-vis de son institutionnalisation, qu’ils et elles jugent « sclérosante » (p. 111), la médiation est au contraire vue d’un œil favorable du côté de l’institution judiciaire. Dans une perspective managériale, en effet, les discours politiques et institutionnels la représentent comme un moyen d’améliorer l’efficacité et la qualité de la justice. Des craintes envers la médiation sont néanmoins présentes chez les universitaires et les praticien·nes du droit, qui craignent que ce mode de résolution des conflits remette en cause l’hégémonie du droit. Philippe Charrier cherche alors à concilier ces points de vue en analysant le « compromis » (p. 149) actuel autour de la médiation. Il avance que la présence de ce mode de résolution des conflits au sein de l’espace judiciaire montre qu’il est possible d’envisager la justice de manière plurielle. La médiation influe donc bien sur l’institution judiciaire, en participant à la « construction imaginaire de la justice contemporaine » (p. 154).

Enfin, Philippe Charrier développe, dans la troisième partie de l’ouvrage, une étude de la prescription de la médiation judiciaire en France – c’est-à-dire de la manière dont les magistrat·es mobilisent cette procédure dans le traitement de leurs dossiers. En proposant une analyse pratique de la mise en œuvre de la médiation au sein des tribunaux et en s’attachant non au cas des médiateur·rices mais à celui des professionnel·les de la justice, il décale ainsi le regard par rapport à la littérature existante sur ce mode de résolution des conflits. Cela lui permet de réaliser un examen des processus de production du droit et d’affirmer que la médiation participe à une « évolution structurelle des manières de juger » (p. 166). Pour cela, il se fonde sur son enquête réalisée dans trois cours d’appel françaises, en montrant que la médiation est mise en œuvre à travers des pratiques localisées dépendant fortement des appétences, habitudes et contraintes de magistrat·es précis·es. Cette situation fait de ce mode de résolution des conflits une « innovation institutionnelle » (p. 189) et amène l’auteur à étudier les déterminants du rapport des magistrat·es à la médiation. Si différentes postures se dessinent, certain·es magistrat·es étant davantage moteur·rices du développement de la médiation que d’autres, il ne semble pas exister de franche opposition à ce mode de résolution des conflits parmi ces professionnel·les de la justice. L’usage de la médiation semble au contraire être vu par certain·es magistrat·es comme un moyen de redonner du sens à leur activité. Si la médiation se construit au contact de son environnement institutionnel, elle impacte donc également le travail et le rapport au travail des magistrat·es et contribue ainsi à « change[r] l’institution judiciaire » (p. 249).

Philippe Charrier développe dans cet ouvrage une perspective actualisée des relations entre la médiation et l’institution judiciaire, panorama d’autant plus nécessaire alors que le fonctionnement des juridictions et les pratiques des professionnel·les du droit sont touchées par la managérialisation de la justice. L’auteur montre en effet avec acuité comment la légitimité de la médiation se construit aujourd’hui autour des exigences managériales d’efficacité, de qualité et d’accès des justiciables à ce mode de résolution des conflits. En s’appuyant sur les travaux de Cécile Vigour[3], Philippe Charrier montre bien que le consensus qui entoure le développement de la médiation au niveau institutionnel découle en partie de l’euphémisation des enjeux politiques qui accompagne les innovations gestionnaires. Son analyse des postures des magistrat·es envers la médiation pourrait alors être étoffée pour étudier pleinement l’impact des discours gestionnaires sur les praticien·nes du droit. En effet, l’auteur présente deux types d’attitudes parmi les magistrat·es : des « médiateur·rices » qui pourraient être décrit·es comme des entrepreneur·es de la médiation, et des « pragmatistes » qui la mobilisent « avant tout comme un outil » sans y être autant attaché·es (p. 226). Accéder au point de vue des magistrat·es qui ne recourent pas à cette procédure permettrait alors d’analyser le rôle des discours gestionnaires dans la construction de ce point de vue « pragmatiste ». D’ailleurs, si Philippe Charrier affirme que l’ensemble des magistrat·es interrogé·es « se retrouvent dans une adhésion, voire une croyance, dans l’efficacité de la médiation » (p. 227), il avance également que l’usage de la médiation est un moyen pour certain·es magistrat·es de s’opposer à la managérialisation de la justice en fournissant « un espace et un temps requalifiés » à la place d’un « traitement judiciaire standardisé » (p. 250). Cet apparent paradoxe amorce une discussion intéressante sur la convergence des rationalités juridiques et gestionnaires qui gouvernent l’action de l’institution judiciaire : il amène à se demander dans quelle mesure les professionnel·les du droit, plutôt que de s’opposer aux exigences gestionnaires au nom d’une « bonne justice[4] », voient désormais la gestion comme un moyen de la justice.

Philippe Charrier, à travers son analyse des relations entre l’institution judiciaire et la médiation, montre bien que cette dernière demeure une actrice largement contrainte par l’environnement dans lequel elle se déploie et qu’elle reste une alternative aux modes de résolution des conflits plus classiques. « L’hypothèse des complémentarités » (p. 10) avec l’institution judiciaire, que l’auteur souhaite opposer à cette vision d’alternative et qui constitue l’idée centrale de l’ouvrage, pourrait alors être renforcée en analysant le travail des médiateur·rices de manière pratique, sans s’arrêter à la posture des « théoriciens français de la médiation » (p. 91). Il serait ainsi intéressant de rendre compte des manières par lesquelles les médiateur·rices s’attachent, au quotidien, à rendre leur activité légitime aux yeux de l’institution judiciaire : comment ils et elles s’efforcent de faire de la médiation une procédure judiciaire pour dépasser la crainte des juristes que celle-ci « [remette] en cause l’hégémonie du droit sur le traitement des disputes » (p. 125) ? Comment ils et elles conçoivent et présentent leur rôle pour que leur intervention ne soulève pas d’oppositions de la part des professionnel·les du droit, notamment des avocat·es et magistrat·es, au nom de la sauvegarde de leur territoire professionnel[5] ? Comment ces échanges avec les acteur·rices de l’espace judiciaire amènent les médiateur·rices à mobiliser en pratique les modèles théoriques de la médiation qui font ici l’objet d’un chapitre, et comment ces modèles s’en trouve-t-ils impactés ?

En proposant une sociologie de la médiation judiciaire, Philippe Charrier contribue à mettre en lumière les rouages multiples du traitement des dossiers judiciaires. À l’heure où la figure des magistrat·es statuant seul·es se voit remplacée, dans les discours institutionnels, par l’image d’une « équipe juridictionnelle » composée d’acteur·rices diver·es traitant les affaires conjointement, l’auteur invite avec raison à envisager le travail judiciaire comme une activité collective. Les pistes de réflexion présentées dans cette enquête sur la médiation judiciaire seront ainsi utiles à l’analyse du travail de nombreux·ses professionnel·les de la justice et intermédiaires du droit. Plus largement, l’étude que fait Philippe Charrier du développement de la médiation en contexte de managérialisation des institutions judiciaires permettra d’examiner comment les travailleur·euses d’environnements de travail variés s’ajustent aux impératifs gestionnaires de leur activité.


  1. Voir de manière non exhaustive Jean-Pierre Bonafé-Schmitt, Jocelyne Dahan, Jacques Salzer et al. (2003), Les Médiations, la Médiation, Toulouse, Érès ; Michèle Guillaume-Hofnung (2020 [1995]), La Médiation, Paris, Puf ; Fathi Ben Mrad (2002), Sociologie des pratiques de la médiation. Entre principe et compétences, Paris, L’Harmattan ; Philip Milburn (2012), « Panorama des formes et des pratiques de médiation en France », Informations sociales, n170, p. 51-60 ; Jacques Faget (dir.) (2005), Médiation et action publique. La dynamique du fluide, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux.
  2. Philippe Charrier, Adrien Bascoulergue, Jean-Pierre Bonafé-Schmitt et al. (2017), « La prescription de la médiation. Analyse socio-juridique des dispositifs de médiation dans trois cours d’appel », rapport, Mission de recherche Droit et Justice.
  3. Cécile Vigour (2006), « Justice : l’introduction d’une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques », Droit et société, n63‑64, p. 425-455.
  4. Antoine Vauchez, Laurent Willemez (2007), La Justice face à ses réformateurs, 1980-2006. Entreprises de modernisation et logiques de résistances, Paris, Puf.
  5. Andrew Abbott (1988), The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press.