Recension : Pascal Marichalar, La Montagne aux étoiles (2023, La Découverte)

 

Pascal Marichalar (2024), La Montagne aux étoiles. Enquête sur les terres contestées de l’astronomie, Paris, La Découverte, 304 p.

Recension version post-print par

Claire Cosquer
claire.cosquer@unil.ch
Chercheuse FNS Senior au Centre en Études Genre, Université de Lausanne, Quartier UNIL-Mouline, Bâtiment Géopolis 5334, CH-1015 Lausanne, Suisse ;

 

Sous la forme d’un récit historique, l’ouvrage de Pascal Marichalar offre une étude originale des rapports de pouvoir postcoloniaux à Hawaï. Ceux-ci apparaissent au travers du récit singulier de l’histoire de l’astronomie sur cet archipel du Pacifique, qui montre comment l’implantation de multiples observatoires et de leurs télescopes cristallise à la fois des enjeux de dépossession coloniale et de domination de la nature.

Les résultats de cette enquête, débutée en 2019 et appuyée par des entretiens et l’exploitation d’archives diverses, sont présentés sous la forme d’une monographie qui fait la part belle à la narration. Pascal Marichalar fait le choix de relater sa recherche sous la forme d’un récit épuré des discussions théoriques. Les sources et références bibliographiques sont présentées à la fin du livre, de façon particulièrement détaillée mais sans appel de note. Les références à des enquêtes de sciences sociales sont limitées à une portion plutôt congrue et sont toujours utilisées dans une démarche empirique, c’est-à-dire davantage pour les informations qu’elles recueillent que pour les analyses qu’elles développent.

Le livre est ouvert par un prologue qui relate les événements autour de la mort de James Cook, survenue sur une plage d’Hawaï en 1779, et décrit par-là les débuts entrecroisés de l’astronomie et du colonialisme dans l’archipel océanien. Le capitaine James Cook, lui-même astronome, est mandaté pour cette expédition par l’Observatoire royal de Greenwich. Il est à la recherche de lieux permettant la meilleure observation du passage de la planète Vénus devant le Soleil. L’enjeu scientifique est important : cette observation pourrait permettre de calculer la distance entre la Terre et le Soleil. Au cours de ses voyages, James Cook « découvre » l’archipel d’Hawaï. Les relations entre l’expédition britannique et la population de l’archipel, initialement pacifiques, se tendent subitement sans que les troupes de Cook ne semblent en comprendre la cause. Les Britanniques ouvrent le feu sur les Kānaka Maoli, le peuple autochtone d’Hawaï. James Cook meurt, poignardé. Pascal Marichalar fait sienne la thèse intéressante de l’anthropologue Marshall Sahlins : la disgrâce de l’expédition britannique coïnciderait avec le début d’une saison guerrière, annoncée par le calendrier stellaire et en particulier par la position des Pléïades. Kānaka Maoli et explorateurs britanniques partageaient l’observation des astres, tout en leur conférant des significations différentes et en y adjoignant des intérêts distincts, voire opposés.

Ce prologue préfigure la tension explorée par la suite du livre. Celle-ci est présentée dans une introduction qui revient, quant à elle, sur la rencontre entre le sociologue et historien avec les rapports conflictuels entre société hawaïenne et astronomie. Cette rencontre survient à l’occasion d’une visite de l’auteur auprès de membres de sa famille habitant l’archipel, qui lui permet de comprendre rapidement que « Hawaï est une carte postale dont on ne lit généralement pas le verso » (p. 19). La réputation idyllique de ce territoire éclipse la violence des rapports sociaux et la façon dont le postcolonialisme y forge de profondes inégalités. Cette visite a lieu au moment même où le mouvement hawaïen opère un coup d’éclat : huit personnes s’enchaînent à une structure métallique sur la route menant au sommet du Mauna Kea. Leur but est d’empêcher les engins de terrassement et les minibus transportant les ouvriers d’accéder au site des travaux du Thirty Meter Telescope (TMT), un télescope géant qui fait l’objet d’importantes contestations. L’épisode fait les gros titres de la presse locale et attire l’attention de Pascal Marichalar. Dans la suite de l’ouvrage, il s’efforce de retracer la séquence d’événements dans laquelle cette mobilisation s’inscrit.

Le premier chapitre s’ouvre au début des années 1960, quand un astronome néerlandais et états-unien, Gerard Kuiper, visite l’archipel. Il se fait présenter le milieu scientifique local et s’intéresse particulièrement au Mauna Kea. En poste à l’université d’Arizona à Tucson, l’astronome est en pleine campagne de prospection : il cherche à dénicher les meilleurs sites sur Terre pour établir des télescopes infrarouges. Avec l’appui d’un promoteur immobilier, une cérémonie d’inauguration de l’« observatoire astronomique du Mauna Kea » est organisée en 1964. L’installation est alors modeste, mais elle constitue le point de départ d’une campagne qui vise à convaincre les puissances politiques et économiques hawaïennes que l’astronomie peut représenter une perspective de développement.

L’observatoire déchaîne les convoitises et les luttes internes à la communauté des astronomes, relatées dans le deuxième chapitre. John Jefferies, un astronome solaire, s’installe à Hawaï en 1964. Il y rencontre Gerard Kuiper et assiste aux efforts de celui-ci pour développer le projet d’observatoire au Mauna Kea. Rien ne semble prédisposer John Jefferies à s’intéresser à ce projet : il est spécialiste de l’observation du Soleil et n’a cure des télescopes nocturnes, il n’a d’ailleurs pas paru très impressionné lors de sa première visite des sites de l’archipel. Mais il apprend que l’université de Harvard se prépare à répondre à l’appel d’offres lancé par la NASA pour la construction d’un grand télescope au sommet du Mauna Kea, concurrençant le projet mené par Gerard Kuiper et l’université d’Arizona. Flairant l’opportunité, John Jefferies se porte candidat avec l’université d’Hawaï et remporte l’appel d’offres. Il devient le premier directeur de l’Institute for Astronomy, qui se voit confier la gestion d’une partie des terres du Mauna Kea.

John Jefferies propose à d’autres universités et d’autres pays d’installer leur propre télescope au sommet du Mauna Kea, à la condition de réserver du temps d’observation aux étudiants et employés de l’Institute for Astronomy. Le troisième chapitre raconte comment un consortium international, conduit par des astronomes français et canadiens, développe le projet du télescope Canada-France-Hawaï (CFHT). Ce télescope géant, sans commune mesure avec les petites installations déjà en place au Mauna Kea, menace l’environnement fragile du volcan et suscite la critique des écologistes. La Audubon Society mène l’opposition au permis de construire du projet de CFHT, au nom de la défense de deux espèces endémiques : un passereau à la tête et à la gorge jaunes nommé palila ainsi qu’une plante de la famille des succulentes, l’épée d’argent. La mobilisation locale remporte quelques succès, notamment la création de zones de protection de l’habitat du palila et de pousses d’épées d’argent, mais elle n’obtient pas pour autant l’annulation du permis de construire : les travaux de ce premier télescope géant commencent et son inauguration a lieu à l’été 1979.

Le développement économique promis par les défenseurs de l’expansion de l’astronomie repose sur l’attraction d’une nouvelle population de classes supérieures : scientifiques, ingénieurs et cadres devant travailler au siège des observatoires. Le quatrième chapitre dépeint les dynamiques de gentrification et de spéculation immobilière, qui y sont associées. Un riche propriétaire foncier, Richard Smart, propose de céder certaines de ses terres dans le village de Waimea pour accueillir le siège du CFHT. La politique paternaliste de Richard Smart, coutumier des dons de terre et d’argent, est interprétée par Pascal Marichalar comme « une tentative de modifier le peuplement et les attraits de la ville afin qu’ils correspondent davantage à son goût » (p. 126). Richard Smart entend attirer de nouveaux habitant·es mieux doté·es en capital économique et culturel, ce qui converge avec la vision de John Jefferies qui déclarait que l’île avait besoin de relever son « niveau intellectuel ». La ville de Hilo, en concurrence avec Waimea, ne dit cependant pas son dernier mot : le lobby d’hommes d’affaires locaux, homologues de Richard Smart, permettra ultérieurement d’attirer les sièges de la plupart des autres télescopes.

Le cinquième chapitre relate la façon dont la lutte contre les télescopes du Mauna Kea devient l’une des grandes causes du mouvement hawaïen. Pascal Marichalar raconte l’arrivée par bateau du gigantesque miroir du CFHT, débarqué au port de Kawaihe en mars 1979. La boîte de transport est siglée des seuls drapeaux canadien et français : nulle trace de celui d’Hawaï. La mention apposée sur la boîte révèle de plus une certaine conception du partenariat avec les astronomes hawaïens : on y lit « télescope franco-canadien à Hawaï ». Pascal Marichalar replace cet épisode dans la longue histoire de la suppression physique et de l’invisibilisation symbolique des Kānaka Maoli. Il relate également les résistances à cet effacement, incarnées par les mouvements autour de la terre, de la culture et de la langue, qui connaissent un renouveau dans les années 1960 et se saisissent de la question des télescopes dans les années 1990.

Le sixième chapitre revient sur la bataille menée contre un projet de télescope encore plus grand : le TMT. En 2009, après une longue campagne de site testing qui met en concurrence Hawaï et le Chili, le consortium TMT annonce avoir porté son choix sur le Mauna Kea. Le 7 octobre 2014, le mouvement hawaïen des kia’i (les protecteurs et protectrices) perturbe la cérémonie de groundbreaking qui doit se tenir sur le site d’installation prévu. Pascal Marichalar relate également la façon dont le conflit s’invite au sein de la communauté astronomique : un courriel critiquant la mobilisation d’une « horde de Hawaïens autochtones » suscite une vague d’indignation. Certain·es membres de la communauté astronomique engagent alors une discussion sur les présupposés racistes et coloniaux, mais aussi militaristes et sexistes, qui sous-tendent la discipline.

Le TMT devient l’un des enjeux les plus structurants de la vie politique hawaïenne. Le plateau « 13N » où il doit être construit est couvert de temples et d’autels en pierre. En 2019, une occupation s’organise en contrebas. Le mouvement est soutenu par des célébrités ayant des racines hawaïennes, dont les acteurs Dwayne Johnson et Jason Momoa. Le septième chapitre aborde les divisions les plus contemporaines suscitées par le TMT : si les policiers sont parfois de la même famille que les manifestant·es qu’ils arrêtent, les ouvrières et ouvriers employé·es à la maintenance des télescopes ont aussi généralement des proches qui participent aux mobilisations. Pascal Marichalar suit ces divisions jusque dans les vies de certain·es astronomes et de leur famille, retraçant leurs dilemmes et tiraillements.

Le livre se conclut sur un épilogue qui esquisse de potentiels élargissements : les tensions entre les observatoires des astronomes et leur environnement tant naturel que social ne sont pas propres à Hawaï. Des tensions similaires agitent les observatoires construits aux Canaries, en Arizona sur des terres amérindiennes, en Australie sur des terres aborigènes, ou encore au Chili, au point que Pascal Marichaler propose de les comprendre comme des situations coloniales. Cette domination se traduit dans l’ethos des astronomes européen·nes, nord-américain·es, australien·nes, d’une part, mais dans l’idéologie de la « terre vide » qui sous-tend implicitement les campagnes de site testing. Ces observatoires reproduisent aussi la division des mondes sociaux héritées du colonialisme, en particulier de l’époque des plantations dans le cas de Hawaï : les ouvrières et ouvriers hawaïen·nes d’un côté, affecté·es aux pénibles tâches en altitude sur le site des télescopes, les ingénieurs, cadres et astronomes expatrié·es, de l’autre, affecté·es aux sièges de Waimea ou de Hilo.

Au cours de son enquête, Pascal Marichalar mentionne un dessin de presse paru en 1995 : derrière leur télescope, les astronomes du Mauna Kea se sentent observés. Un télescope bien plus gros est en effet braqué sur eux par des militant·es écologistes. Le renversement de l’observation qui se joue dans cette enquête est d’un autre ordre : l’observation de l’infiniment grand est observée par ce qui, pour les sciences sociales, constitue l’infiniment petit – la monographie. Pour autant, il n’y a rien d’anecdotique dans le récit de La Montagne aux étoiles, qui suit les fils d’enjeux aussi gigantesques que ses télescopes : la lutte pour la souveraineté postcoloniale et les problèmes éthiques et politiques posés par la volonté de domination de la nature. Certains de leurs aspects restent peu analysés par la forme narrative préférée par l’auteur : la description de la gentrification engendrée par l’installation du personnel très qualifié des observatoires demeure relativement elliptique ; l’organisation du travail est, elle aussi, abordée d’une façon qui reste plutôt superficielle. Les élargissements esquissés dans l’épilogue laissent par ailleurs penser que ce récit hawaïen aurait pu être écrit dans un entrecroisement différent, plus précoce, aux histoires des observatoires établis aux Canaries, en Arizona, en Australie ou au Chili. Reste que les choix opérés par l’auteur insufflent à la monographie une force narrative rare, qui captivera un lectorat potentiellement très divers, qu’il s’intéresse aux mobilisations collectives ou aux rapports de pouvoir postcoloniaux, qu’il soit féru d’astronomie ou étudie les mondes sociaux du Pacifique. Plus largement, elle constituera une lecture importante pour tout·e scientifique désirant s’interroger sur le coût social et écologique de la science : jusqu’à quel point la recherche scientifique justifie-t-elle la dégradation d’une écologie fragile, mais aussi l’oblitération d’un idéal social égalitaire ?