12. Existe-t‐il des barrières entre les milieux sociaux ? 

Lise Bernard & Cédric Hugrée, « 12. Existe-t‐il des barrières entre les milieux sociaux ? », in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 135.

Pour les sciences sociales, les inégalités entre les milieux sociaux ne se réduisent pas aux ressources économiques ; elles sont aussi la conséquence d’inégales distributions des biens culturels et symboliques. Ainsi, par-delà les inégalités de richesse, les milieux sociaux peuvent se différencier les uns des autres par leurs ressources culturelles et leurs styles de vie (comme leurs manières de parler, leurs pratiques éducatives ou résidentielles, leurs rapports au corps, à la consommation, à l’école, à la culture, etc.). Les alliances matrimoniales constituent également un indice du degré de distance entre groupes : quand les unions sont particulièrement rares entre les partenaires de deux milieux sociaux, ces derniers apparaissent éloignés socialement. L’analyse de la mobilité sociale, comparant les positions professionnelles des individus à celle d’un de leurs parents, permet aussi d’appréhender les degrés de proximité et de distance entre les groupes : un groupe social marqué par un niveau de reproduction important apparaît éloigné, voire séparé, des autres.

Dans La Barrière et le Niveau, Edmond Goblot (1925) montre que, dans la France du début du xxe siècle, les milieux sociaux sont séparés par des « barrières », c’est-à-dire non par des « rampes continues » mais par des « marches d’escalier », des « échelons très peu nombreux et espacés », « des obstacles difficiles à franchir » (p. 73). Dans la France des années 1920, le baccalauréat, par exemple, constituait une véritable barrière d’entrée dans la bourgeoisie : ce diplôme concernait alors moins de 5 % d’une génération, et représentait un instrument puissant de séparation des classes sociales. Depuis cette époque, la société française a connu de nombreuses transformations. En matière d’éducation par exemple, près de 80 % d’une classe d’âge décroche aujourd’hui un baccalauréat. Pour autant, les clivages sociaux sont loin d’avoir disparu de la France contemporaine. Dans quelle mesure des barrières entre groupes sociaux sont-elles toujours présentes et observables ? Si un affaiblissement de ces barrières fut notable entre les années 1960 et le début des années 1980, on assiste, depuis, à un certain retour des classes sociales, nous conduisant à repenser les frontières sociales.

Un affaiblissement des barrières entre les milieux sociaux

Entre les années 1960 et les années 1980, on a assisté, en France, à une réduction des coupures entre les milieux sociaux.

Au cours de cette période, ce sont d’abord les inégalités de richesse qui ont diminué. Dans un contexte de forte croissance économique et d’enrichissement important de la société française, la grande misère sociale s’est réduite. Dans les années 1960 et 1970, les gains de pouvoir d’achat ont été importants pour la plupart des salariés y compris pour les ouvriers et les employés entrants sur le marché du travail. De plus, les écarts de salaire entre cadres et ouvriers ont diminué après 1968 : les cadres gagnaient en moyenne 4 fois plus que les ouvriers en 1968 et 2,7 fois plus en 1984. Par ailleurs, l’important effort de la France en matière de logement à partir des années 1960 a abouti à une forte diminution des taudis et des bidonvilles urbains. À cette époque, pour les premiers habitants des grands ensembles, les nouveaux logements sont synonymes d’une amélioration réelle des conditions de vie des classes populaires et d’une relative mixité sociale.

Ces décennies sont aussi marquées par un accroissement de la scolarisation post-primaire, l’instruction étant devenue obligatoire jusqu’à 16 ans en 1959. Par conséquent, des contenus scolaires et culturels diffusés par l’école se propagent au-delà des seuls milieux sociaux bénéficiant d’une scolarisation prolongée. De plus, même si les groupes sociaux se caractérisent par des styles de vie nettement différenciés et hiérarchisés (Bourdieu, 1979), de nouvelles pratiques culturelles se répandent dans une large part de la population : c’est à cette époque que la radio puis la télévision apparaissent massivement dans les foyers – au début des années 1970, plus de quatre Français sur cinq disposent déjà d’un poste de télévision. Ces médias ont favorisé la diffusion de formes culturelles de grande ampleur et ont ainsi en partie contribué à atténuer les clivages culturels d’hier (Mendras, 1988).

Enfin, au cours de ces décennies, le développement du secteur tertiaire et de l’État social est allé de pair avec l’essor d’un salariat non manuel : techniciens, professions administratives et commerciales, enseignants, travailleurs sociaux, infirmiers, etc. Ces positions, occupant une place intermédiaire dans la structure sociale, ont favorisé les possibilités de passage d’un groupe social à un autre. Ainsi, du point de vue de la mobilité sociale entre les générations, ces transformations se sont traduites par une diminution de l’immobilité sociale entre les années 1950 et les années 1990, pour les hommes comme pour les femmes. Cette baisse de la stricte reproduction des groupes sociaux repose notamment sur une augmentation des trajectoires ascendantes entre les pères et les fils (Vallet, 1999).

Ces changements importants de la société française témoignent d’un affaiblissement des barrières les plus nettes entre les groupes sociaux. Ils ont parfois été interprétés comme le signe d’une disparition des classes sociales. Au cours des années 1960 puis 1970, le sentiment d’appartenir à la « classe ouvrière » a d’ailleurs diminué de manière significative, alors que celui d’appartenir aux « classes moyennes » est devenu plus fréquent, y compris chez les ouvriers (Michelat & Simon, 2012). Le récit d’une société plus fluide, moins hiérarchisée et qui ne serait plus organisée autour de conflits de classe s’est ainsi largement répandu au cours des années 1980 et 1990.

Un retour des classes sociales

Pourtant, à plusieurs égards, un essor des inégalités est repérable à partir des années 1980. Plusieurs sociologues ont interprété cette évolution comme un « retour des classes sociales » (Chauvel, 2001 ; Bouffartigue, 2004).

C’est à travers le développement des emplois précaires et l’accroissement des inégalités de patrimoine que le retour des antagonismes des classes d’hier a d’abord été appréhendé. Les travaux de Robert Castel (1995) ont mis en évidence qu’à partir des années 1980 une part croissante des membres de la société française se trouvent dans une position de vulnérabilité : les protections sociales fondées sur le travail salarié et garanties par l’État social sont déstabilisées et les moins qualifiés sont touchés par un chômage de masse. De plus, les analyses de Thomas Piketty (2013) ont montré que la stabilité des inégalités de salaires au cours du xxe siècle masquait un accroissement des inégalités liées au patrimoine. Celles-ci sont désormais au cœur de la nouvelle dynamique des inégalités économiques entre les groupes sociaux. Ces revenus connaissent, depuis les années 1980, une croissance nouvelle dans les revenus des plus aisés et plus particulièrement au sein des foyers fiscaux composés des 1 %, des 0,1 % et surtout des 0,01 % les plus riches. Thomas Piketty souligne qu’en France, au début des années 2010, la richesse des plus fortunés est sans commune mesure avec celles des plus pauvres : les 10 % les plus riches possèdent désormais 62 % du patrimoine national quand la moitié la plus pauvre de la population n’en possède que 4 %. Plus on monte dans l’échelle des revenus, y compris dans les pays européens plus égalitaires que les États-Unis, plus ces écarts s’accroissent : les 1 % des Européens les plus riches détiennent aujourd’hui 10 % de la richesse totale, dont 7 % des revenus du travail et 25 % des revenus du capital.

L’expansion de la précarité et des inégalités patrimoniales s’est accompagnée d’un nouveau déplacement des inégalités face au système scolaire. Si le profil social des bacheliers et des bachelières s’est beaucoup transformé, l’accès aux diplômes les plus protecteurs est loin d’être devenu aussi fréquent dans les classes populaires que dans les autres milieux sociaux. Aujourd’hui encore, parmi les jeunes issus de parents ouvriers ou employés, la moitié n’obtient pas de baccalauréat. Dans l’enseignement supérieur, les destins scolaires sont aussi loin d’être égaux selon les milieux sociaux d’origine. Les trois quarts des enfants des classes moyennes et supérieures sont désormais titulaires d’un diplôme de bac + 2 ou plus, mais ce n’est le cas que d’un quart des enfants des classes populaires, majoritairement des filles. Qui plus est, les grandes écoles de commerce et d’ingénieur continuent d’être particulièrement sélectives socialement : les fils de cadres et d’enseignants ont toujours bien plus de chances d’intégrer une grande école que les enfants issus des milieux populaires. Pour les générations nées à partir des années 1960, ces grandes écoles – et notamment les plus prestigieuses – ont même connu un regain d’élitisme après une légère ouverture pour les générations précédentes.

Enfin, les perspectives de promotion sociale se sont ralenties (Chauvel, 1998). Les individus nés avant la fin des années 1940 ont connu des probabilités d’ascension sociale et d’accès aux catégories moyennes et supérieures du salariat (cadres et professions intermédiaires) nettement plus importantes que les cohortes suivantes. Les personnes nées entre 1950 et 1965 ont connu, en effet, une stagnation de leurs chances d’accès au salariat moyen et supérieur, et une hausse des chances d’être déclassé par rapport à la position de leur père.

Penser le renouvellement des frontières sociales

Ces évolutions témoignent, à certains égards, d’une société française devenue le temps d’une génération plus égalitaire que celle d’avant la Seconde Guerre mondiale, mais qui connaît depuis 40 ans un retour des inégalités entre les groupes sociaux. S’il existe aujourd’hui bel et bien des frontières qui traduisent de réelles distances entre les milieux sociaux, rares sont ceux dont l’existence repose sur des barrières nettes.

La grande bourgeoisie constitue sans doute, de ce point de vue, un cas à part. La quête de l’entre-soi résidentiel, scolaire, matrimonial et économique y est assumée et figure au principe même de la conscience de sa position dominante (Pinçon & Pinçon-Charlot, 2016). Mais, pour la grande majorité des milieux sociaux, les frontières sociales n’ont rien d’imperméable. L’évolution des alliances matrimoniales est, à certains égards, révélatrice de ce double mouvement : entre 1969 et 2011, l’homogamie entre conjoints a décliné, qu’on l’observe depuis les diplômes, la position sociale des partenaires ou leur origine sociale ; seuls celles et ceux qui sont diplômés des grandes écoles connaissent une endogamie plus forte que par le passé (Bouchet-Valat, 2014).

Les pratiques culturelles sont aussi un des domaines à travers lequel les frontières entre les groupes sociaux se sont renouvelées ces dernières années. Dans les classes supérieures, les pratiques culturelles ont aujourd’hui, plus qu’auparavant, des degrés de légitimité variés, prenant la forme sérieuse de la culture savante mais également celle relâchée du divertissement (Lahire, 2004). Dans le même temps, les pratiques culturelles des classes supérieures s’écartent toujours de celles des classes populaires. Ces dernières sont, en effet, moins éclectiques et plus souvent peu légitimes.

Par ailleurs, les classes populaires ont connu une multiplication de leurs relations avec les autres groupes sociaux : l’ouverture de plusieurs catégories de biens à la consommation de masse, l’allongement de la scolarisation, la place occupée par les médias dans leurs univers de vie et l’essor des métiers de service – qui conduisent à travailler au contact de clients ou d’usagers – ont contribué à réduire la séparation culturelle qui existait entre les classes populaires et les autres groupes. Ces changements structurels ne sont pas sans conséquence sur les manières de vivre le passage d’un milieu social à un autre : pour les boursiers contemporains, le franchissement des frontières sociales constitue moins systématiquement une rupture radicale, durable et éprouvante avec leur groupe social d’origine (Pasquali & Schwartz, 2016)).

Ainsi, les frontières qui séparent aujourd’hui les groupes sociaux ne sont plus tout à fait les barrières sociales d’hier : des rapports de domination demeurent, mais au travers de formes en partie renouvelées. Si les clivages culturels entre les milieux sociaux sont loin d’avoir disparu, le retour des inégalités économiques et principalement patrimoniales présente le risque d’un recul de la séparation entre les hiérarchies culturelles et économiques : le renforcement des logiques d’entre-soi résidentiel dans les fractions économiques des classes supérieures (Préteceille, 2006) et la hausse des frais d’inscription des écoles de commerce les plus prestigieuses (Pierrel, 2015) soulignent, par exemple, combien les ressources économiques conditionnent désormais directement l’accès aux environnements sociaux, culturels et scolaires les plus dotés.

Mots-clés : classes sociales, styles de vie, inégalités scolaires, patrimoine, choix du conjoint, mobilité sociale

Voir aussi les questions : 3 Qui se ressemble s’assemble ?, 16 Comment se forment les goûts culturels aujourd’hui ?, 21 Les quartiers riches se replient-ils sur eux-mêmes ?, 41 Les diplômés sont-ils méritants ?

Bibliographie

  • Bouchet-Valat Milan, 2014, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et d’origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des élites », Revue française de sociologie, vol. 55, no 3, p. 459-505.
  • Bouffartigue Paul dir., 2004, Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, Paris, La Dispute.
  • Bourdieu Pierre, 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit.
  • Castel Robert, 1995, Les Métamorphoses de la question sociale, Une chronique du salariat, Paris, Fayard.
  • Chauvel Louis, 1998, Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au xxe siècle, Paris, Puf.
  • Chauvel Louis, 2001, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, vol. 79, no 4, p. 315-359.
  • Goblot Edmond, 2010 [1925], La Barrière et le Niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne, Paris, Puf.
  • Lahire Bernard, 2004, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte.
  • Mendras Henri, 1988, La Seconde Révolution française (1965-84), Paris, Gallimard.
  • Michelat Guy & Simon Michel, 2012, « Le peuple, la crise et la politique », La Pensée, hors-série – Supplément au no 368.
  • Pasquali Paul & Schwartz Olivier, 2016, « La Culture du pauvre : un classique revisité. Hoggart, les classes populaires et la mobilité sociale », Politix, no 114, p. 21-45.
  • Piketty Thomas, 2013, Le Capital au xxie siècle, Paris, Seuil.
  • Pierrel Arnaud, 2015, « Réussite scolaire, barrière économique. Des boursiers et leur famille face aux frais de scolarité des grandes écoles de commerce », Sociologie, vol. 6, no 3, p. 225-240.
  • Pinçon Michel & Pinçon-Charlot Monique, 2016, « VI. Une classe mobilisée », Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, p. 95-118.
  • Préteceille Edmond, 2006, « La ségrégation sociale a-t-elle augmenté ? La métropole parisienne entre polarisation et mixité », Sociétés contemporaines, no 62, p. 69-93.
  • Vallet Louis-André, 1999, « Quarante années de mobilité sociale en France. L’évolution de la fluidité sociale à la lumière de modèles récents », Revue française de sociologie, vol. 40, no 1, p. 5-64.

Pour découvrir les 49 autres « questions de sociologie »…

> Retrouvez le livre sur le site des Presses universitaires de France
https://www.puf.com/50-questions-de-sociologie

> Et sur la plate-forme Cairn.info
https://www.cairn.info/50-questions-de-sociologie–9782130820673.htm