Écrire la rue : de la survie physique à la résistance au stigmate.
Résumé
De nombreux auteurs décrivent plusieurs phases que rencontreraient successivement les personnes qui viennent de se retrouver à la rue : dans un premier temps, elles chercheraient à échapper à leur nouvelle situation, puis commenceraient à s’y adapter, et finiraient par s’y résigner et même à la revendiquer comme un choix. Mais, si l’adaptation aux conditions de vie dans la rue est avérée, on peut remettre en question la succession de ces phases et le caractère inéluctable de leur déroulement.
Par ailleurs, si on peut faire débuter la période sans domicile au moment de la perte du logement, on peut aussi considérer qu’on devient un sans-domicile lorsqu’on est désigné comme tel par les personnes disposant d’un logement et par les institutions, et qu’on réagit à cette désignation. En effet, les sans- domicile sont souvent vus soit comme des « mauvais pauvres », soit comme des faibles. Ils sont ainsi réduits à leur situation présente, et assimilés les uns aux autres, malgré la diversité de leurs trajectoires et des compétences qu’ils déploient pour assurer leur survie. Résister à la stigmatisation est l’une de ces compétences.
Dans son journal en ligne The Panther’s Tale (http://www.lava.net/panther/tale.html), Albert Vanderburg rend compte presque quotidiennement de sa vie de homeless. Exceptionnel par sa régularité, le journal « de rue » d’Albert, écrit entre 1997 et 2006, s’insère dans une pratique en plein développement au tournant des années 2000.
Dans un premier temps, on situe ce journal dans l’ensemble des écrits semblables (journaux intimes en ligne ou non, rédigés par des personnes disposant ou non d’un logement). Puis on combine une analyse textuelle par le logiciel Alceste et une analyse de contenu afin d’étudier, d’une part, l’évolution des thèmes traités par Albert et de sa façon d’en parler ; et, d’autre part, l’utilisation du journal parmi les moyens qu’Albert met en œuvre pour faire face à la stigmatisation dont il fait l’objet en tant que sans-domicile.
L’analyse textuelle met en évidence plusieurs mondes lexicaux : ceux associés à la survie physique (se nourrir, dormir, se procurer de l’alcool ou du tabac), dont le vocabulaire indique une posture de témoin, une prise de recul par rapport à ces moments qu’Albert Vanderburg trouve humiliants ; celui de l’amour et de l’amitié, et ceux qui expriment les jugements d’Albert sur l’art et le sens de la vie, où il revendique son droit à vivre sa vie comme il l’entend et à avoir une opinion sur la littérature, la peinture, les événements du monde.
Combinée à une analyse de contenu, l’étude de l’évolution de ces thèmes au cours du temps montre une tendance de fond correspondant à l’adaptation à sa nouvelle existence et au relâchement de ses liens antérieurs, mais révèle aussi des remises en question fréquentes de son mode de vie, à la merci des événements fugitifs comme des modifications durables des politiques sociales, de ses ressources ou de sa santé. De plus, la rédaction même de ce journal lui permet de ne pas rester enfermé dans l’image du clochard que lui renvoient les regards des autres, et fait partie des moyens qu’il met en œuvre pour assurer sa survie : non plus sa survie physique, mais sa survie identitaire.
Les annexes électroniques sont consultables en ligne sur http://sociologie.revues.org/267
Mots-clés
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