Recension : Yoann Demoli, Laurent Willemez, Sociologie de la magistrature (2023, Armand Colin)
Yoann Demoli, Laurent Willemez (2023), Sociologie de la magistrature. Genèse, morphologie sociale et conditions de travail d’un corps, Paris, Armand Colin, 224 p.
Recension version post-print par
Philip Milburn
philip.milburn@univ-rennes2.fr
Professeur des universités, Université Rennes 2, UFR Sciences humaines, Place du recteur Henri Le Moal, CS 24307, 35043 Rennes cedex, France
La sociologie de la magistrature restait assez peu documentée ces dernières décennies, depuis le travail très complet publié en 1991 par Jean-Luc Bodiguel (Les Magistrats, un corps sans âme ? Paris, Puf). L’ouvrage que nous livrent Yoann Demoli et Laurent Willemez vient combler cette insuffisance. Outre les divers travaux de sociologie qui ont pu être réalisés sur le sujet, il s’appuie principalement sur plusieurs enquêtes qu’ils ont effectuées à partir de différentes sources : les données disponibles au ministère de la Justice, un questionnaire passé auprès d’un échantillon de magistrats (1200 répondants sur 9000 magistrats) ainsi qu’une série de 40 entretiens auprès de certains d’entre eux, et la consultation de divers documents (publications syndicales ou associatives[1], etc.) ou blogs et réseaux sociaux émanant des magistrats. Le sous-titre de l’ouvrage résume fort bien son propos général qui entreprend d’envisager les évolutions du corps professionnel, ce qui structure son unité et les réalités de l’activité de ses membres.
Il convient ici de rappeler que les magistrats constituent en France un corps d’État appelé à rendre la justice et ils réunissent deux fonctions que sont, d’une part, les juges et, de l’autre, les procureurs. De plus, certains magistrats sont appelés à exercer des fonctions dans la haute administration, au ministère de la Justice ou ailleurs. Selon les auteurs, la magistrature est caractérisée par un triple enjeu : « l’appartenance à un corps, l’intégration dans le champ juridique et la difficile autonomie du rapport au politique » (p. 29). Mais c’est bien en tant qu’élite d’État que les auteurs abordent ce corps professionnel. Aussi la ligne interprétative de l’ouvrage s’établit-elle en termes de positionnement social de ce « corps » et plutôt qu’avec les références de la sociologie des professions.
L’ouvrage doit en effet la cohérence de sa trame générale à une perspective théorique. La tonalité générale de l’analyse s’appuie sur un questionnement en termes de structure et de génétique. Le corps professionnel est abordé, dans la continuité du schéma théorique fondé par Pierre Bourdieu, comme un champ structuré à l’intérieur duquel les magistrats occupent des positions en fonction de leurs propriétés sociales (origine sociale, formation, genre, etc.). Il en résulte une analyse en termes de « morphologie sociale » qui résulterait d’une évolution structurale (dans une perspective génétique) identifiable dans l’histoire du corps professionnel et de la manière dont il est gouverné. La question des carrières, qui est au cœur de la démonstration, rend compte de la sorte de l’évolution variable des positions au sein du corps professionnel, saisi comme un champ dynamique.
Un premier chapitre « Genèse d’un corps d’État » examine les transformations du groupe, dans une approche génétique, au cours notamment du xxe siècle durant lequel il connaît une métamorphose remarquable, principalement à la fin du siècle. Elle tient tout d’abord à une volonté politique de faire passer les fonctions de magistrature d’un statut de notabilité héréditaire que permettaient les conditions historiques de recrutement, à une fonction d’État républicaine, notamment par la création de l’École nationale de la magistrature (ENM) en 1958. Dès lors, la fonction de magistrat s’appuie sur une qualification juridique de haut niveau, contribuant de la sorte un élargissement de la base sociale du recrutement et favorisant une pluralité de voies de concours. Les auteurs repèrent une autre étape à l’aube des années 2000, suite à l’affaire d’Outreau notamment, qui amènent les magistrats à inclure dans leurs compétences une dimension de management des activités judiciaires, en sus de leurs compétences strictement juridiques.
Le deuxième chapitre s’intéresse aux logiques d’unité du corps et de son gouvernement. Il examine notamment le fonctionnement et les pouvoirs des instances de contrôle et de décision collective des magistrats, que sont notamment le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), les directions du ministère de la Justice occupées principalement par des magistrats ou les assemblées générales au sein des juridictions. Le CSM gère notamment l’affectation des magistrats, c’est-à-dire leur mobilité et leurs carrières, de même que la direction des services judiciaires (DSJ) dont les membres issus du groupe semblent assez peu défendre les intérêts collectifs selon les personnes interrogées. Quant aux assemblées générales, elles pilotent le fonctionnement interne des juridictions et leur activité. Les syndicats jouent pour leur part un rôle de cogestion en participant aux instances décisionnelles, notamment le CSM, et en agissant auprès de la Chancellerie[2]. Il ressort de ce chapitre que la question du gouvernement de la profession les rapproche de la plupart de leurs homologues de la « catégorie des cadres supérieurs professions libérales en France ».
Aussi, le chapitre suivant, intitulé « Une bourgeoisie d’État ? », en référence à l’ouvrage classique de Pierre Bourdieu La Noblesse d’État, se concentre sur l’origine sociale des magistrats, compte tenu des évolutions du recrutement au cours des dernières décennies. Sans surprise, la grande majorité d’entre eux sont issus des classes supérieures, à plus de 60 % de manière constante depuis le début des années 1990, une proportion équivalente à celle constatée dans la plupart des grandes écoles préparant aux hautes fonctions étatiques. Il apparaît toutefois un élargissement social réel mais limité du recrutement lié à la création de l’ENM. Tous ont en commun un haut degré de capital scolaire, mesuré ici par les indicateurs de formation supérieure, mais ils et elles disposent par ailleurs d’un capital économique moyen en comparaison de leurs homologues d’autres professions de même niveau social. Quant au capital symbolique dans la hiérarchie du prestige des professions d’État, elle apparaît relativement faible et les auteurs en concluent que « la position occupée dans l’espace social par les magistrats apparaît certes dominante mais pas dirigeante ». Enfin, les auteurs notent un degré élevé d’homogamie au sein du groupe.
Le chapitre quatre est pour sa part consacré aux évolutions de carrières. Il s’agit là d’un processus assez complexe, la mobilité des magistrats étant rendue statutairement obligatoire. Elle se traduit à la fois par une mobilité géographique et de fonctions, cependant que la progression de la carrière est marquée par l’accession à divers grades, celui de « hors hiérarchie » étant le plus élevé d’entre eux, auquel un magistrat sur cinq a finalement accès. Au cœur de l’ouvrage, ce chapitre présente l’analyse la plus approfondie, s’appuyant sur des données très riches qui font l’objet d’une étude poussée au moyen d’instruments statistiques multiples et adaptés, donnant lieu à des classifications fines des carrières. Elle permet de démêler l’écheveau d’un processus fort complexe et pourtant essentiel dans la mesure où il constitue la clé à la compréhension des hiérarchies internes de la magistrature. En résumé, il en ressort que la mobilité géographique favorise davantage la progression de carrière que n’y contribue le changement de fonctions, la spécialisation jouant en faveur d’une telle progression. Dès lors, il apparaît que les hommes sont plus favorisés que les femmes à cet égard, adoptant des « stratégies de mobilité gagnantes ».
Enfin, un dernier chapitre, « Un métier sous tension », s’emploie à réaliser une « analyse des conditions de travail […] et une sociologie de l’activité des magistrats à travers les éléments d’analyse de leur routine professionnelle » (p. 175). Ces conditions semblent s’être dégradées au fil des ans, sous l’effet principal d’une exigence d’efficacité portée par un management renforcé et un déficit de moyens, notamment humains. Il en résulte une intensification du travail, sans doute variable selon les postes occupés. Toutefois, l’immense majorité des magistrats déborde du temps de travail de base, ramenant une part de leur activité à leur domicile et s’y consacrant en dehors des heures et des jours ouvrés. Au-delà des effets classiques de stress et de surmenage, une telle intensification contribue à l’érosion du sens et de la valeur (de « l’ethos ») que ces magistrats donnent à leur activité. Ils ont notamment une sensation de participer à une « justice au rabais ». Par ailleurs, sur la base d’un questionnaire auprès d’un échantillon de magistrats, les auteurs réalisent une analyse statistique fine permettant d’établir une classification et une gradation des différents professionnels en rapport avec les difficultés liées à l’intensité de leur activité.
Au total, l’ouvrage balaie des enjeux essentiels concernant la magistrature, faisant de la sorte écho à l’ouvrage de J.-L. Bodiguel publié 30 ans plus tôt. Les constats réalisés ne sont pas en contradiction avec celui-ci mais permettent de saisir les évolutions que la profession a connues depuis cette époque, compte tenu d’un certain nombre de bouleversements. Il convient de souligner la pluralité et la qualité des données collectées, notamment des données quantitatives permettant une analyse très poussée des réalités examinées. En outre, un complément de matériau qualitatif vient enrichir cette analyse, permettant de saisir les réalités quotidiennes et personnelles derrière les processus révélés par les données quantitatives.
À l’intérieur de la perspective générale qu’il adopte, le questionnement de l’ouvrage retient deux orientations majeures que sont, d’une part, une interrogation sur les caractéristiques de la magistrature au regard de l’ensemble des grands corps de l’État et, d’autre part, une sociologie du travail qui examine le rapport des agents à leur activité. Sur le premier volet, l’analyse amène les auteurs à considérer l’homologie entre le corps des magistrats et celui des autres corps d’État, dont il se rapproche dans sa structure morphologique, occupant toutefois une position dominée à l’intérieur du champ plus large de la haute fonction publique. D’où la notion de « bourgeoisie d’État » en rapport à une noblesse d’État qui occuperait ainsi les positions dominantes.
L’ouvrage apporte des éclairages essentiels sur le corps de la magistrature et constitue à ce titre une référence majeure sur le sujet. En adoptant la perspective théorique propre au structuralisme génétique inspirée de l’œuvre de P. Bourdieu, il tend à mettre l’accent sur certains aspects, celui d’un effet de corps interne à la profession et d’un effet de champ au sein de celui de la haute fonction publique. Si ce choix offre un éclairage fort pertinent sur les enjeux de positionnement, de mobilité et de conditions d’exercice, il tend cependant à en occulter certains. Ainsi, cette sociologie des positions sociales ne rend pas pleinement raison des logiques institutionnelles qui sont inhérentes à la fonction, qui contribuent à la structurer et à en définir les compétences et les logiques de l’activité. Si la gouvernance interne de la magistrature est bien analysée, l’émancipation progressive de la tutelle de l’exécutif dans la pratique de la justice ne parait pas parfaitement saisie. La focale portée sur un effet de corps ne donne pas accès aux effets d’autonomisation professionnelle qui se logent dans la nature de l’activité et l’évolution des compétences déployées. De même, si l’ethos professionnel est bien envisagé, la manière dont il joue sur les pratiques et les conceptions de la justice dans les différents domaines, par exemple entre une conception régalienne ou arbitrale de leur rôle. L’ouvrage apporte un éclairage décisif sur l’effet lié à l’évolution des carrières dans ses différentes dimensions, mais il n’approfondit pas la manière dont la structuration de la profession s’impose par un contrôle des décisions et de l’interprétation des textes juridiques par la hiérarchie juridictionnelle, où la Cour de cassation (et les cours d’appel) tend à imposer sa conception de la pratique de la profession.
Ainsi, la question de la féminisation qui représente un processus majeur dans l’évolution de la profession des dernières décennies, semble réduite à celle de la variation de la mobilité professionnelle selon le genre. Elle aurait sans doute mérité un passage dédié qui interroge également les effets spécifiques qu’elle induit sur les variations d’ethos et de pratiques de la profession, compte tenu du domaine d’exercice ou de la position hiérarchique occupés par les femmes.
Ces remarques n’ôtent toutefois rien à la grande qualité du contenu général de cet ouvrage qui constitue certainement une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse au système judiciaire et aux professions du droit, et plus largement celles de la haute fonction publique. Ses limites sont signalées par le sous-titre : aussi ouvre-t-il des perspectives de recherche, au-delà de cette sociologie du corps de la magistrature, à une sociologie de l’action sociale des magistrats, participant d’une sociologie des groupes professionnels, du droit – dont les magistrats sont les opérateurs essentiels – ou des institutions – compte tenu de leurs pouvoirs décisionnels qui ne dépendent pas immédiatement de l’autorité politique. C’est bien là la vocation d’un ouvrage publié dans cette collection.