18. L’enfance échappe-t-elle à l’ordre social ?
Mathias Millet, « 18. L’enfance échappe-t-elle à l’ordre social ? », in Paugam Serge (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 187.
L’enfance, communément pensée comme échappant aux contraintes sociales, existe-t-elle en dehors des rapports sociaux ? Il est en effet courant d’envisager l’enfance au singulier, comme si les enfants partageaient les mêmes expériences et les mêmes conditions sociales d’existence. Il est aussi habituel de penser une enfance naturalisée, renvoyée aux étapes de sa maturation psychologique et biologique. L’affirmation du souci de la particularité enfantine au xvie siècle (Ariès, 1973) rend compte, en partie, de cette perception. Séparée dans l’école, l’enfance fut spécifiée et avec elle, progressivement, tout un univers enfantin autour d’activités, de lieux et de temps réservés à cet âge. Mais la réification de l’enfance résulte aussi d’une division historique du travail scientifique ayant privilégié des lectures peu soucieuses des variations sociales et culturelles (psychologies, pédagogie, neurosciences). La sociologie, quant à elle, s’est longtemps centrée sur les individus adultes. Elle s’est ainsi détournée de l’enfance jusqu’à une période récente où deux conceptions s’opposent sans se contredire entièrement. Les childhood studies, d’un côté, décrivent une enfance sui generis, irréductible aux forces qu’exercent sur elle les structures sociales de la vie adulte. Elles insistent sur une enfance dotée d’agentivité et de pouvoir d’agir, à l’origine d’un entre-soi culturel enfantin (Sirota, 2006). D’un autre côté, une conception variationniste de la socialisation enfantine insiste sur l’existence d’enfances différenciées selon leurs conditions matérielles et culturelles (Lignier et al., 2012). Ce texte revient rapidement sur trois aspects de la question : celui d’une enfance à l’origine d’expériences communes ; celui d’enfances différenciées et inégales ; celui enfin d’une socialisation enfantine sous multiples contraintes.
L’enfance n’est-elle qu’un mot ?
L’histoire montre que l’enfance n’a pas toujours été pensée comme période à part ; mais qu’une fois inventée, elle est devenue une catégorie aux effets bien réels sur la vie des enfants, dorénavant soumis à un régime contraint et spécifique, à l’origine d’expériences communes. Le xvie siècle ne voyant plus dans l’enfant un être suffisamment mûr pour la vie, il alimente un double processus de dévalorisation et d’enfermement de l’enfance dans l’école. Avec les collèges d’Ancien Régime et les petites des écoles urbaines, les enfants sont réunis dans un lieu clos et un temps défini pour y étudier sous la direction d’un maître (Vincent, 1980). En contrepoint, la famille se resserre autour de liens d’affection et l’enfant devient, d’abord dans les classes supérieures, objet d’attention culturelle. Cette séparation correspond à la fabrication d’un univers enfantin, faits de jeux, d’objets ou d’activités spécifiques, qui sont autant d’occasions d’un entre-soi enfantin autour de centres d’intérêts communs, où se forgent des sociabilités, des pratiques langagières, des conduites corporelles. Ces réalités d’une enfance spécifiée se vérifient au sein des cadres institutionnels ; mais elles se retrouvent aussi à l’intérieur des univers domestiques dont certains aménagements (jouets, décoration, mobilier, etc.) sont faits à hauteur d’enfant. La singularité de l’enfance réside aussi dans son caractère historiquement chronométrique : celui d’une enfance pensée en périodes ordonnées, articulant « capacités », « niveau scolaire » et « âge biologique », qui conduisent par exemple à identifier les enfants en fonction de temps de passage (à 2 ans, à 6 ans, etc.) et à les classer comme à l’heure, en avance ou en retard. Enfin, l’enfance est un temps des « dispositions faibles ». Les dispositions de genre ou de classe sont certes déjà bien présentes dans les habitus enfantins, mais elles y apparaissent comme encore instables. « [Ê]tre très jeune, c’est avoir des dispositions personnelles encore suffisamment peu arrêtées pour laisser la pratique relativement ouverte, incertaine – et notamment, présenter des préférences pour les choses fortement soumises aux particularités volatiles du contexte d’action. » (Lignier, 2019).
Des enfances inégales
Néanmoins, si l’enfance n’est pas qu’un mot, elle reste un « singulier pluriel » (Garnier, 2019). Le sociologue qui s’intéresse aux pratiques enfantines opère a minima un double constat : il ne trouve jamais que des enfances ordonnées et inégales ; la différenciation des enfances dépend de ses configurations d’existence, milieu social et sexe notamment. Selon la région sociale du monde où ils naissent, les enfants ne sont pas soumis aux mêmes contraintes, n’ont pas à surmonter les mêmes difficultés, ne sont pas portés par les mêmes forces. L’enquête dirigée par Bernard Lahire (2019) auprès de trente-cinq enfants de grande section de maternelle permet de pointer l’existence d’enfances de classe. Les histoires de ces enfants, sélectionnés parmi un spectre de familles allant des plus pauvres aux plus dotées, montrent comment leurs existences les confrontent précocement à des (im)possibles différents en matière de santé, de logement, de scolarité, de pratiques langagières et corporelles, de loisirs, d’alimentation ou de sport. Il y a peu de points communs entre Balkis, qui vit avec son père et ses quatre frères et sœurs dans une voiture, peut difficilement porter des vêtements propres et se laver, et Valentine, élevée au cœur de la bourgeoisie parisienne, régulièrement présente à l’opéra ou au théâtre, qui multiplie les loisirs sportifs entre tennis, natation et pratique du ski, voyage à l’étranger, soigne sa toilette, occupe un logement confortable. Les conditions de classes génèrent aussi des écarts en matière de goûts et d’accès à la culture légitime. La télévision et les écrans sont davan tage regardés dans les milieux ouvriers, quand la lecture de livres ou la fréquentation d’un lieu de culture est toujours plus présente chez les enfants de cadres (Octobre et al., 2010). De même, les familles des classes supérieures pratiquent une véritable « sportivisation » de l’enfance préparant les enfants à la compétition sociale quand les enfants sans activité physique et sportive encadrée appartiennent presque toujours aux familles populaires (Menneson & Julhe, 2012). Enfin, les conditions professionnelles des parents ont des effets sur les temporalités enfantines. Lorsque les parents occupent des emplois postés, à contretemps des rythmes collectifs, et que les revenus sont insuffisants pour financer des relèves éducatives, les écarts d’horaires désynchronisent les temps de présence familiaux, en contradiction avec les exigences scolaires (Millet & Thin, 2012). Ces enfances de classe sont indissociablement des enfances genrées. Dès le plus jeune âge, les enfants sont exposés à des injonctions sexuellement différenciées. Les techniques modernes d’échographie, qui permettent de connaître le sexe du fœtus in utero, conduisent à une préparation du genre de l’enfant avant même la naissance (Pelage et al., 2016). Les parents ajustent ainsi les équipements, les espaces, les décors et la première garde-robe au sexe de l’enfant. « [L]e genre précède le sexe » (idem). Les jouets ont aussi une grande importance dans cette socialisation genrée. Agents périphériques de la socialisation comme les habits (Dafflon Novelle, 2006), ils construisent le genre par leurs liens avec un ensemble de stéréotypes. Les jeunes filles tiennent plus souvent un journal intime, sont plus nombreuses à lire des livres, pratiquent volontiers une activité artistique quand les garçons s’orientent davantage vers la pratique des jeux vidéos et le sport. Enfin, un autre principe majeur de différenciation des enfances réside dans les classements opérés par les institutions, en particulier l’école. Si la scolarisation est une condition commune, tous les enfants n’en font pas la même expérience. Dès l’école élémentaire, des dispositifs de remédiation scolaire singularisent certains élèves et les séparent des autres : RASED (difficulté scolaire), UPE2A (allophonie), SEGPA (grande difficulté scolaire), ULIS (handicaps), ITEP (« troubles » du comportement), classe relais (décrochage), etc. Les enfants sont aussi très vite dotés d’un sens social critique (Zarca, 1999) qui les conduit à voir le monde d’après les catégories de l’ordre social. L’Enfance de l’ordre (Lignier & Pagis, 2017) montre que les enfants retirent de leurs différences de placement des perceptions différentes des mêmes réalités. Leur disposition à percevoir les écarts sociaux dépend d’une socialisation différentielle à l’intérêt de hiérarchiser le monde. L’école joue bien sûr un grand rôle dans cette sensibilité. Dès l’école maternelle, les élèves sont confrontés aux inégalités culturelles et à l’évaluation de ce qu’ils font et savent (Millet & Croizet, 2016). Les classes réunissent par exemple des enfants d’horizons sociaux divers dont les ressources (langagières, scripturales, cognitives, etc.) s’avèrent très inégales (Montmasson-Michel, 2018). Dès 3 ans, les jeunes écoliers voient des camarades félicités pour leurs bonnes réponses, leur parole écoutée, voire suscitée plus qu’une autre. Alors que certains ont des choses pertinentes à dire pour l’école, d’autres peinent à répondre aux questions ou se font reprendre. Ces différences scolaires sont d’autant plus ressenties que l’activité scolaire, à travers le jeu des bonnes ou des mauvaises réponses, des comparaisons explicites ou implicites, forme les enfants au jugement sur ces différences et leur propre valeur (scolaire).
Des socialisations enfantines sous contraintes multiples
Si l’enfance n’échappe pas à l’ordre social, c’est en raison de sa grande dépendance à ceux qui étaient là avant elle et aux structures sociales de la vie adulte, et parce que, opérant au moment des « virtualités indécises qui constituent l’homme au moment où il vient de naître » (Durkheim, 1922), les conditions primaires de l’enfant fonctionnent comme autant de conditions objectives qui s’inscrivent durablement dans ses structures mentales. Mais si les enfances sont différenciées, c’est aussi parce qu’elles sont prises entre plusieurs instances socialisatrices qui font « les plis singuliers du social » (Lahire, 2013). Elles sont bien sûr le produit des pratiques familiales et parentales dont la place reste décisive tant la famille constitue l’univers des premières évidences. Mais la famille doit aussi composer avec d’autres acteurs de la socialisation enfantine, nourrice, crèche, animations périscolaires, école bien sûr ou encore industries culturelles et groupe des pairs. Ces autres acteurs ont une importance particulière car ils occupent tous une place décisive dans la socialisation des enfants. Durant la semaine, un enfant peut passer plus de temps avec sa nourrice ou à la crèche qu’avec ses parents. De même l’école est-elle une raison sociale fondamentale à cet âge de la vie et un emploi du temps quotidien. Néanmoins, ces acteurs sont loin d’avoir le même poids dans la socialisation enfantine. La légitimité des pratiques familiales reste supérieure à celle d’une nourrice ou d’une crèche qui demeurent les délégués de la garde parentale. L’école, en raison de son caractère obligatoire et de sa quotidienneté, et de ses enjeux cognitifs et d’avenir, pèse d’un poids particulièrement lourd. Quant aux groupes de pairs, ils tirent leur force des systèmes de normes et de préférences qui constituent l’univers de référence juvénile. D’une force inégale, ces différentes socialisations se combinent pour former des configurations d’expériences relativement singulières, et peuvent se contredire ou se renforcer lorsqu’elles se rencontrent. Trois situations peuvent ainsi alimenter l’analyse des variations enfantines. Les situations de contradiction qui résultent de la fréquentation d’univers opposés peuvent sous certaines conditions mettre les dispositions acquises en crise. Les situations de renforcement viennent confirmer et approfondir les habitudes acquises ; enfin, les situations sans doute les plus fréquentes où les habitudes acquises ne s’actualisent que partiellement sont celles qui génèrent des remaniements dispositionnels ou réorientent les pratiques (Darmon, 2010). Le tout produit des différenciations multiples et de plus ou moins grands déplacements sociaux à l’origine de différences dans la différence d’enfances enchâssées dans l’ordre social.
Mots-clés : enfance(s), inégalité(s), socialisation, ordre social
Voir aussi les questions : 16 Comment se forment les goûts culturels aujourd’hui ?, 39 De quoi les parents sont-ils responsables ?, 41 Les diplômés sont-ils méritants ?
Bibliographie
- Ariès Philippe, 1973, L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil.
- Dafflon Novelle Anne (dir.), 2006, Filles-garçons : socialisation différenciée ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
- Darmon Muriel, 2010, La Socialisation, Paris, Armand Colin.
- Durkheim Émile, 1995 [1922], Éducation et sociologie, Paris, Puf.
- Garnier Pascale, 2019, « Enfances à l’école : un singulier pluriel », Émulations. Revue de sciences sociales, n° 29, p. 155-167.
- Lahire Bernard, 2013, Dans les plis singuliers du social, Paris, La Découverte.
- Lahire Bernard (dir.), 2019, Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil.
- Lignier Wilfried, 2019, Prendre. Naissance d’une pratique sociale élémentaire, Paris, Seuil.
- Lignier Wilfried, Lomba Cédric & Renahy Nicolas, 2012, « La différenciation sociale des enfants », Politix, n° 99, p. 9-21.
- Lignier Wilfried & Pagis Julie, 2017, L’Enfance de l’ordre, Paris, Seuil.
- Mennesson Christine & Julhe Samuel, 2012, « L’art (tout) contre le sport ? La socialisation culturelle des enfants des milieux favorisés », Politix, n° 99, p. 109-128.
- Millet Mathias & Croizet Jean-Claude, 2016, L’École des incapables ?, Paris, La Dispute.
- Millet Mathias & Thin Daniel, 2012 [2005], « Le temps des familles populaires à l’épreuve de la précarité », Lien social et politiques, n° 54, p. 153-162.
- Montmasson-Michel Fabienne, 2018, Enfances du langage et langages de l’enfance. Socialisation plurielle et différenciation sociale de la petite enfance scolarisée, thèse de doctorat de sociologie, université de Poitiers, Gresco.
- Octobre Sylvie, Détrez Christine, Mercklé Pierre & Berthomier Nathalie, 2010, L’Enfance des loisirs, Paris, La Documentation française.
- Pélage Agnès, Brachet Sara, Brugeilles Carole, Paillet Anne, Rollet Catherine & Samuel Olivia, 2016, « Alors c’est quoi ? Une fille ou un garçon ? Travail de préparation autour du genre pendant la grossesse », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 214, p. 30-45.
- Sirota Régine (dir.), 2006, Éléments pour une sociologie de l’enfance, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- Vincent Guy, 1980, L’École primaire française, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
- Zarca Bernard, 1999, « Le sens social des enfants », Sociétés contemporaines, n° 36, p. 67-101.
Pour découvrir les 50 questions de sociologie…
> Retrouvez le livre sur le site des Presses universitaires de France
https://www.puf.com/50-questions-de-sociologie
> Et sur la plate-forme Cairn.info
https://www.cairn.info/50-questions-de-sociologie–9782130820673.htm