In memoriam Lucie Tanguy (1937-2024)

par Prisca Kergoat, Centre d’études et de recherches Travail organisation pouvoir (UMR 5044, CNRS, UT2J, UPS)

 

Directrice de recherche émérite au CNRS, membre du laboratoire GTM-CRESPA, Lucie Tanguy a profondément marqué la sociologie française et internationale, notamment au Brésil.

Dans un entretien réalisé avec Stéphane Lembré et Gilles Moreau[1] , Lucie Tanguy revient, avec un regard rétrospectif, critique et vivant sur ce que furent ses années de formation et son trajet intellectuel et institutionnel. Fille d’ouvriers agricoles bretons, on y apprend notamment son passage par l’enseignement catholique durant l’école primaire puis le collège : des institutions « réglées par la soumission » où elle expérimente « l’humiliation », expériences qui la rendront « rebelle ». Après l’obtention du baccalauréat, diplôme bien improbable au regard de sa condition, Lucie Tanguy postule sur un poste d’institutrice en région parisienne, pour finalement s’inscrire en littérature. En 1961, elle rencontre Pierre Bourdieu à l’Université d’Alger où elle poursuivait sa licence de lettres modernes. Sur fond de la guerre de libération nationale, cause à laquelle elle était acquise, elle intègre une enquête sur le mode de vie des femmes dans les cités de la périphérie. De retour à Paris, elle décide de s’inscrire en sociologie à la Sorbonne et intègre l’équipe de Pierre Bourdieu réunie autour d’une étude sur l’art moyen. Sa rencontre avec Viviane Isambert-Jamati sera déterminante, celle-ci lui propose d’abord d’intégrer le Centre d’études sociologiques (CES), laboratoire qu’elle venait de créer afin d’enquêter sur les inégalités géographiques de scolarisation et l’incite à présenter sa candidature au concours d’entrée au CNRS en 1967, concours où elle fut admise. C’est en 1976 qu’elle soutient sa thèse de sociologie sous la direction de Pierre Naville, une recherche donnant lieu à la publication de son premier ouvrage Le Capital, le Travailleur et l’École[2].

Il serait vain de chercher à restituer ici l’ensemble des contributions de Lucie Tanguy à la sociologie, notamment à la sociologie du travail et de l’éducation. Pas plus qu’il n’est envisageable de rappeler l’ensemble de ses responsabilités, engagements et de son important travail de « passeuse », terme qu’elle aimait utiliser pour évoquer le travail impliqué et rigoureux qu’elle menait auprès de ses doctorant·es. Pour ma part, je soulignerai ici deux dimensions de son travail. D’abord, la façon dont Lucie Tanguy a investigué, en opposition à l’air du temps, le monde de la formation professionnelle pour discuter ensuite de sa conception des rapports entre histoire et sociologie.

L’intérêt de Lucie Tanguy pour la formation professionnelle s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la séparation de l’école et du travail corrélativement à l’extension de la scolarisation et à l’émergence du principe d’alternance. Articulant sociologie du travail et sociologie de l’éducation, elle s’est positionnée à la frontière de ce que Pierre Bourdieu a appelé des champs, « position inconfortable » indiquait-elle, mais indispensable pour penser les relations entre différentes sphères d’activité. Outre ses travaux de comparaisons internationales[3], l’ouvrage collectif qu’elle a dirigé L’Introuvable Relation formation-emploi : un état des recherches en France[4] a très largement participé à dénaturaliser ces catégories et à analyser la façon dont elles donnaient forme à des politiques qui cherchaient à établir des correspondances entre deux ordres de phénomènes séparés et à faire apparaître ces relations comme nécessaires. L’introduction dans les années 1980-1990 du terme de « compétence » lui offre l’occasion d’observer et d’analyser le « parallélisme des transformations sociales[5] » au sein de deux sphères, celle du travail et de l’éducation. Ses travaux vont ainsi démontrer que l’extension de la scolarisation s’est effectuée en préservant la prééminence de l’enseignement général et en dépréciant d’une manière continue l’enseignement professionnel. Deux de ses ouvrages, L’Enseignement professionnel en France : des ouvriers aux techniciens et Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école[6] offrent une analyse magistrale des transformations en cours, transformations conduisant à expurger de l’enseignement professionnel toute référence au monde ouvrier pour y substituer un enseignement à l’esprit d’entreprise.

La quasi-totalité de ses travaux s’inscrit dans une perspective socio-historique car précisait-elle l’ignorance du passé est préjudiciable non seulement à la connaissance du présent, mais à l’action elle-même[7]. Extraire les conflits et les débats de l’oubli, repérer pour chaque évènement les perspectives et les choix opérés par les protagonistes était, selon elle, une des tâches du sociologue et de l’historien. Une perspective heuristique qui permet d’entrevoir des possibles à faire advenir et ainsi d’aider à penser l’utopie, tant dans son versant sociologique que politique. Différentes enquêtes illustrent bien cette perspective. D’abord l’exploration de l’histoire de la sociologie du travail en France[8], ensuite la mission confiée par le secrétaire d’État à l’enseignement technique et professionnel en 1990 la menant à invalider une thèse, alors présentée comme progressiste et émancipatrice, selon laquelle une politique d’élévation du niveau de formation était nécessaire. Sans non plus oublier sa recherche sur la fabrication des nomenclatures de formation (1962-1970)[9] où elle a démontré les effets pervers des choix politiques opérés : en mettant en correspondance deux ordres de distributions hiérarchisées (celle de la formation et celle de l’emploi), ces nomenclatures réduisent la qualification à une seule et unique dimension, le temps, mesuré par le nombre d’années d’études. Adossé à la division sociale du travail, cette mise en équivalence préfigure un ordre unidimensionnel des savoirs qui empêche l’incorporation de l’enseignement technologique dans la culture scolaire. Ainsi nous invite-t-elle, plutôt que de tenter de mesurer l’extension des modes d’acquisition des diplômes, à examiner les changements engendrés par l’inscription des problèmes de l’emploi et de l’économie au cœur des politiques éducatives.

Lucie Tanguy n’était pas seulement une grande intellectuelle, elle était également une grande femme. Déconstruisant les évidences, exigeante, rigoureuse, engagée et courageuse, son legs à la sociologie et à la compréhension du monde contemporain est immense. Au-delà de l’évocation de sa mémoire, c’est aussi celle d’un projet intellectuel qui s’impose à nous, qu’il s’agit aujourd’hui de faire vivre et fructifier.


  1. Stéphane Lembré, Gilles Moreau et Lucie Tanguy (2020), « Penser les relations entre éducation et travail, l’expérience de Lucie Tanguy », Images du travail, travail des images, http://journals.openedition.org/itti/514.
  2. Lucie Tanguy (1976), Le Capital, le Travailleur et l’École, Paris, Maspero.
  3. Lucie Tanguy et Annick Kieffer (1982), L’École et l’Entreprise. L’Expérience des deux Allemagnes, Paris, La Documentation française ; Lucie Tanguy, Annette Jobert et Catherine Marry (1995), Éducation et travail, en Grande-Bretagne, Allemagne et Italie, Paris, Armand Colin.
  4. Lucie Tanguy (dir.) (1986), L’Introuvable Relation formation-emploi : un état des recherches en France, Paris, La Documentation française.
  5. Lucie Tanguy et Françoise Ropé (dir.) (1994), Savoirs et compétences : de l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, Paris, L’Harmattan, p. 242.
  6. Lucie Tanguy (1991), L’Enseignement professionnel en France : des ouvriers aux techniciens, Paris, Puf ; Lucie Tanguy (2016), Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école. Le tournant politique des années 1980-2000 en France, Paris, La Dispute.
  7. Lucie Tanguy (2000), « Histoire et sociologie de l’enseignement technique et professionnel : un siècle en perspective », Revue française de pédagogie, no 131, p. 97-127.
  8. Lucie Tanguy (2011), La Sociologie du travail en France : enquête sur le travail des sociologues, 1950-1990, Paris, La Découverte.
  9. Lucie Tanguy (2002), « La mise en équivalence de la formation avec l’emploi dans les IVe et Ve Plans (1962-1970) », Revue française de sociologie, vol. 43, no 4, p. 685-709.