Recension : Alice Olivier, Se distinguer des femmes. Sociologie des hommes en formations « féminines » de l’enseignement supérieur (2023, La Documentation française)

 

Alice Olivier (2023), Se distinguer des femmes. Sociologie des hommes en formations « féminines » de l’enseignement supérieur, Paris, La Documentation française, 176 p.

 

Recension version post-print par
Olivia Samuel
o.samuel@parisnanterre.fr
Professeure à l’université Paris Nanterre, Cresppa-GTM, 59-61 rue Pouchet, 75849 Paris cedex 17, France

 

 

L’ouvrage d’Alice Olivier est consacré aux parcours de jeunes hommes optant pour une formation puis un métier à dominante féminine : sage-femme et assistant·e de service social. Son ambition est d’expliquer sociologiquement l’atypie de genre et, ce faisant, d’éclairer les soubassements de l’ordre du genre et des inversions de genre. Cette entrée par la marge est particulièrement heuristique. Loin de se contenter d’une analyse qui mette en lumière les caractéristiques et spécificités de l’atypie, l’ouvrage permet de comprendre comment celle-ci est révélatrice de logiques sociales confortant les inégalités de genre et apporte ainsi une lecture des mécanismes de la domination masculine.

L’enquête d’Alice Olivier, présentée dans l’introduction, est une immersion au long cours (fin 2013-mi 2018) au sein de formations aux métiers de sage-femme et d’assistance de service social. Le dispositif d’enquête s’appuie sur des observations directes dans ces formations et dans des espaces connexes (journées portes ouvertes et salons sur les formations, soirées étudiant·es…), des entretiens biographiques auprès d’étudiants (58) et d’étudiantes (28), d’enseignant·es et d’encadrant·es (35), et un suivi longitudinal de plusieurs étudiants. La richesse de ce matériau est donnée à voir par la restitution de verbatim bien choisis tout au long du livre.

Après une introduction efficace qui explicite les lignes de forces de l’ouvrage et son cadre théorique dispositionnaliste et contextuel, le premier chapitre expose précisément le contexte dans lequel les étudiants sont amenés, plus ou moins encouragés, à accéder à ces formations féminisées (à 97 % pour les sages-femmes et 93 % pour l’assistance de service social) et qui leur sont bien souvent méconnues. Les étudiants sont nombreux à invoquer le hasard pour expliquer comment ils ont été amenés à envisager une orientation vers ces formations féminines. Et c’est en replaçant ce choix atypique dans les contextes institutionnel, relationnel et matériel dans lesquels il s’est opéré que l’auteure apporte des clés de compréhension de ces parcours. Le contexte institutionnel renvoie ici aux filières de formation « qui sont [donc bien] des productrices essentielles d’occasion d’orientation atypiques » (p. 40), par le biais d’actions de communication et d’une sélection qui avantagent les futurs étudiants. La dimension relationnelle est liée à l’insertion dans des réseaux de connaissances ou des rencontres décisives qui peuvent stimuler l’intérêt pour ces formations. Enfin, le contexte de vie détermine des conditions matérielles qui seront dans certains cas un moteur de l’orientation, notamment pour le public plus populaires en filière d’assistance sociale, avec ce que l’auteure appelle l’« atypisme de précarité » (p. 43). La mise en perspective de ces contextes permet d’entrevoir des trajectoires improbables au regard des conditions de socialisation initiales.

Si les dispositions héritées (normes de genre, normes de classes) et propriétés sociales des étudiants, examinées dans le chapitre 2 sont agissantes dans les choix d’une orientation atypique, elles jouent modérément et jamais isolément des contextes. L’atypie n’est pas spécifique à un milieu social ou à une socialisation plus ou moins orientée vers le « féminin » et une socialisation de genre inversée ne suffit pas à l’expliquer. Tous les hommes au parcours atypique ne se ressemblent pas. Alice Olivier dégage quatre logiques de l’orientation atypique (souplesse, ouverture, pragmatisme, stratégie) au croisement de leurs socialisations initiales (de genre, de classe), des socialisations secondaires (scolarité, aspiration sociales) et du contexte du choix d’étude (initiative et motivation du choix). Socialisations secondaires et contextes de réalisation du parcours vont conforter, réajuster ou transformer les socialisations initiales. Par exemple, des étudiants qui ne présentent pas de disposition de classe ou de genre favorables aux formations de sage-femme ou d’assistance de service social, vont réviser leurs aspirations professionnelles initiales quand ils vont affronter un contexte contraint lié à l’échec à l’entrée dans une formation plus conforme à leurs dispositions. Ils vont alors saisir l’opportunité de suivre une formation féminine qui leur assurera des possibilités d’évolution professionnelle (poste d’encadrement par exemple) ou une passerelle pour rejoindre la formation initialement espérée. Au-delà de la diversité des profils, un trait semble néanmoins commun à la plupart des étudiants : un goût pour l’accompagnement, le relationnel, le care. Condition nécessaire, quoique non suffisante, pour qu’un homme songe à s’orienter vers une formation telle que sage-femme ou assistant social.

Une fois entrés en formation, les étudiants doivent s’adapter à l’apprentissage d’un métier « de femme » (chapitre 3). Les étudiantes disposeraient a priori d’atouts que n’auraient pas les hommes. Les compétences attendues pour exercer ces métiers sont des compétences classiquement associées aux femmes : propension à s’occuper des autres, proximité avec le corps féminin et partage d’une expérience commune entre femmes. Pourtant, ces dispositions, souvent perçues comme naturelles pour celles-ci, peuvent se retourner contre elles. D’une part, ne pas être à la hauteur de ces attentes – par exemple ne pas faire preuve d’une attention naturelle aux autres – sera sévèrement jugée par le corps enseignant. D’autre part, d’autres représentations genrées vont leur porter préjudice, notamment l’idée que les femmes seraient en difficulté pour mettre de la distance avec les patientes/usagères ou qu’elles domineraient mal leurs émotions. Inversement, les hommes sont considérés comme peu disposés aux métiers de la maïeutique ou de l’assistance de service social. Aussi, ce qui est considéré d’emblée comme un manque de compétence pour une femme (faible disposition au care) sera-t-il considéré au départ comme normal pour les hommes. Il est attendu d’eux qu’ils opèrent un déplacement vers le féminin pour s’ajuster aux attentes du métier et ils sont fortement encouragés et soutenus dans cette voie. Ils doivent acquérir par apprentissage cette compétence du care, qu’ils transformeront en compétence professionnelle sans pour autant se laisser envahir par leur sensibilité et, de surcroit, en ayant le bénéfice de leur propres compétences « naturelles » à savoir l’autorité, la maitrise de soi, la force physique. Cette socialisation professionnelle doit leur permettre d’acquérir une légitimité professionnelle, enjeu central pour les étudiantes et les étudiants, mais redoublé pour ces derniers du fait des représentations genrées du métier.

La période de formation conduit les étudiants à s’intégrer dans un univers fortement structuré autour d’un entre-soi féminin (chapitre 4). Tous ne s’y investissent pas de la même façon même si, par leur position minoritaire et masculine, ils bénéficient d’une attention particulière. Ainsi, le groupe des étudiantes valorise les quelques garçons présents et leur prête une capacité à enrichir les discussions et arbitrer les conflits internes. Toutefois, les étudiantes sont attentives aux postures adoptées par ceux-ci et sont attachées à un éthos égalitaire. En réponse, les hommes doivent faire preuve de respect et s’adapter au groupe. L’articulation des socialisations initiales de classe et de genre, et de la socialisation étudiante produisent différentes formes d’intégration masculine au groupe et participent au renforcement, à la transformation ou encore à l’acquisition de nouvelles dispositions genrées. Au-delà de ces aspects relationnels, au cours de la formation, les hommes vont bénéficier à de multiples moments d’une « prime » liée à leur sexe, Les mécanismes sous-jacents à ces valorisations différenciées au profit des hommes sont multiples et finement analysés aux chapitres 5 et 6. Leur minorité les rend d’autant plus visibles, fait porter l’attention sur eux et les individualise. Ils vont être « sur le devant de la scène », comme le souligne le titre du chapitre 5, tant pour occuper des positions de pouvoir (représentant des étudiant·es, participation à différentes instances) que pour bénéficier d’une attention redoublée de la part des enseignant·es ou de la bienveillance des encadrante·s pendant les stages. Les étudiants sage-femme vont également être avantagés dans le processus de réorientation vers le « haut » des études médicales, alors même qu’ils ont en moyenne de moins bons résultats que les étudiantes (chapitre 6). Ces positions avantageuses des étudiants sont néanmoins aussi marquées par des expériences inconfortables dans la pratique professionnelle, comme des refus de prise en charge par des patientes. Mais ces cas sont finalement rares, propres aux étudiants les moins investis et sans incidence majeure sur leur scolarité. Finalement, les efforts fournis par les hommes pour s’intégrer dans ces formations féminines, notamment les déplacements opérés pour se conformer à certaines exigences des compétences professionnelles distantes des socialisations masculines, s’avèrent bien en-deçà des privilèges dont ils bénéficient.

A priori, accéder à une formation dominée numériquement par des femmes et dont les représentations sociales sont étroitement assimilées au féminin, pourrait être assimilé à une relégation masculine et renverser les rapports de domination. Or, c’est loin d’être le cas. Stratégies individuelles et dispositifs institutionnels permettent de limiter le déclassement de genre de ces hommes investis dans un espace social largement féminisé. Au bout du compte « les principes de l’ordre du genre sont largement reproduits en cas d’atypie » (p. 13). Ce résultat général, largement démontré tout au long de l’ouvrage, n’empêche pas une hétérogénéité dans l’atypisme, où les hommes rencontrés au cours de l’enquête sont loin d’avoir des trajectoires et des profils unifiés. Ils sont notamment d’origines sociales diverses (par exemple, au niveau national chez les étudiants sages-femmes, 40 % ont des pères cadres et 29 % des pères employés ou ouvriers), peu nombreux à avoir vécu une socialisation de genre tournée vers le « féminin », la plupart ont connu « des socialisations de genre plurielles » (p. 56) masculines et féminines. Malgré cette complexité interne au groupe minoritaire, la force des structures inégales de genre s’impose. Parmi la multitude des résultats de cette enquête qui éclairent de façon limpide les mécanismes de la domination, un de ses apports conclusif est de souligner en quoi l’atypie masculine se distingue de l’atypie féminine. La mise en perspective des résultats du travail d’Alice Olivier avec ceux d’autres recherches qui examinent le cas des femmes au sein de professions très masculines (les chirurgiennes par exemple) la conduit à cette conclusion : « là où la minorité numérique des femmes confirme leur subordination, celle des hommes renforce au contraire leur valorisation » (p. 128). Autrement dit, il n’y a pas de symétrie mais au contraire une asymétrie qui conforte les inégalités auxquelles font face les femmes.

La lecture de cet ouvrage est passionnante, aidée par une écriture sociologique fluide et précise. On regrettera pourtant de ne pas avoir la présentation de portraits d’enquêtés qui permettraient une lecture des parcours contextualisés de ces jeunes hommes. L’idée force de l’ouvrage étant de comprendre les profils atypiques par des parcours et leur contexte de réalisation, les verbatim et les analyses forcément segmentée au fil des chapitres, ne donnent pas toujours suffisamment à voir les biographies individuelles. Pour accéder à ce précieux narratif, il faudra retourner à la thèse d’Alice Olivier dont cet ouvrage est tiré[1] et que les contraintes éditoriales l’ont conduite à supprimer.

La taille réduite de l’ouvrage l’a aussi peut-être conduite à négliger un point terminologique important relatif au nom des professions. Il est y question de sage-femme et d’assistance de service social ou d’assistant·e de service social. Pour le service social, c’est donc soit une forme neutre, soit une forme inclusive qui est utilisée. Dans l’autre cas, c’est la forme considérée comme féminine du nom de métier qui est presque toujours utilisée, sage-femme, et non la déclinaison du nom masculin de cette profession, maïeuticien. Cette asymétrie questionne. Un premier élément de réponse est d’ordre étymologique. Sage-femme n’est pas féminin mais un mot épicène qui signifie avoir les connaissances et le savoir-faire (sage) pour s’occuper de femmes. Femme ici ne renvoie pas à la personne qui fait les soins mais à qui ils s’adressent. Toutefois, en langage ordinaire, il est probable que ce sens soit rarement connu. Un deuxième élément d’explication est donné dans un petit encadré (p. 86) qui indique que les enquêtés eux-mêmes se désignent comme sage-femme. Les étudiants revendiquent ce nom de métier parce qu’il est reconnu (plutôt que maïeuticien moins connu) et leur donne de ce fait une légitimité professionnelle dans leur milieu d’exercice et auprès des patientes. Il est intéressant de noter l’adhésion de ces jeunes hommes à un nom de métier à forte connotation féminine, posture qui s’inscrit probablement aussi dans un mouvement plus large de débat et controverse sur la question du langage inclusif. Mais on voudrait en savoir plus, notamment sur le discours tenu par les étudiants les plus réfractaires à l’éthos égalitaire, les plus socialisés aux normes de genre masculines, ou encore par ceux qui vivent un déclassement de genre du fait d’avoir dû intégrer une formation féminisée. Si le terme de sage-femme est par ailleurs largement adopté dans l’intitulé des formations et dans les usages professionnels, il est souvent conjugué au masculin (dit neutre) dans les documents institutionnels des formations et professionnels, quand bien même l’écrasante majorité des étudiants sont des étudiantes.

L’ouvrage d’Alice Olivier intéressera toutes celles et ceux qui cherchent à mieux comprendre les mécanismes visibles et plus discrets de la production des inégalités de genre et de la domination masculine. Il donne des perspectives stimulantes pour poursuivre dans cette voie de l’étude des minorités dominantes dans les espaces des formations.

  1. Alice Olivier (2018), « Étudiants singuliers, hommes pluriels. Orientations et socialisations masculines dans des formations “féminines” de l’enseignement supérieur », thèse de doctorat, Paris, Institut d’études politiques.