Recension : Andrea Caroselli, Palestre di precarietà (2022, Ombre Corte)

Andrea Caroselli (2022), Palestre di precarietà. Una etnografia delle pratiche conflittuali nella formazione tecnica e professionale, Vérone, Ombre Corte, 183 p.

Recension version post-print par

Guillaume Silhol
guillaume.silhol12@gmail.com
Post-doctorant, Département des Sciences Sociales et Politiques, Université de Bologne et Laboratoire Mesopolhis, Université Aix-Marseille ; Laboratoire Mesopolhis, UMR 7064, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 5 rue du Château de l’Horloge, 13090 Aix-en-Provence, France

 

 

L’ouvrage issu de la thèse d’Andrea Caroselli s’inscrit dans le champ contemporain des études sur les inégalités scolaires, les conflits et le déclassement dans les établissements italiens[1], à partir d’une enquête conduite en périphérie de Rome dans des filières scolaires dominées, sur les conflits et les assignations en termes de classe, de genre et de « race ». L’auteur a mené une ethnographie sur deux années scolaires (2017-2018, 2018-2019) successivement dans deux établissements sous pseudonymes : l’Institut technique industriel Meucci, dans une zone à la composition socioéconomique stratifiée et accueillant des élèves locaux ou issus d’autres quartiers périphériques, puis l’Institut professionnel mécanique Parini, près d’un quartier plus aisé de la capitale mais dont les élèves sont issus de villes à l’écart et de banlieues pauvres. Un projet de comparaison sur les tensions quotidiennes dans un lycée classique romain, où il était enseignant stagiaire de philosophie, n’a cependant pas abouti. Ce choix fait aussi sens vis-à-vis du questionnement sur l’altérisation. En 2018-2019, sur 2,63 millions d’élèves du dernier degré de l’enseignement secondaire italien (hors Val d’Aoste et Trentin-Haut-Adige non recensés par le ministère de l’Instruction), la proportion d’élèves d’une nationalité autre qu’italienne représentait 8,79 % des 819 970 élèves de l’enseignement technique et 12,60 % du quasi-demi-million d’élèves de l’enseignement professionnel, contre 4,34 % pour les lycées généraux[2]. L’auteur dit avoir tenu une position instable sur ces terrains, oscillant entre l’étudiant invité et l’enseignant accompagnateur d’élèves en situation de handicap (insegnante di sostegno), une catégorie ancienne du droit scolaire italien (loi No 517-1977) revalorisée récemment en poste d’enseignant à part entière (décret No 66 du 13 avril 2017). L’argument principal est que les conflits, le désintérêt assumé pour les cours et le « désordre » ne peuvent être analysés qu’en relation avec les trajectoires des élèves et leur acculturation, comme futurs travailleurs précaires, au marché de l’emploi et à leur déclassement probable. C’est ainsi que le titre parle de ces écoles comme de locaux d’entraînement (palestre) à la précarité.

Le premier chapitre, qui s’inspire des travaux de Paul Willis[3] sur la culture « anti-école » d’élèves issus des classes ouvrières, présente une typologie des tactiques de perturbation par les élèves. L’auteur distingue les tactiques passives-agressives (arborer des écouteurs visibles…), les tactiques ludiques par le ricanement, les tactiques évasives (ignorer les consignes, aller fumer…). Le recours au conflit ouvert, quatrième forme, est plus rare mais il donne l’occasion aux élèves, notamment après le redoublement vécu en humiliation, d’exprimer leur mépris de l’établissement : en s’en prenant aux enseignants, voire en assumant une carrière de rupture scolaire. L’auteur souligne que ces tactiques se produisent à la suite de jugements intériorisés, véhiculés dans les deux écoles, d’une incivilité profonde de leurs élèves, redoublée de préjugés sur les non-blancs et les non-Italiens. Les leçons d’éducation civique, qu’il s’agisse de commémorer Giulio Regeni, le chercheur italien assassiné en Égypte, ou de visiter un lieu de la Résistance, suscitent de l’indifférence et des malentendus (p. 67‑73).

Les trajectoires d’élèves sont abordées plus en détail dans le deuxième chapitre via la métaphore de la « navigation à vue » (navigare a vista) (p. 116-120) dans des parcours d’études, des rapports relativistes aux règles du jeu scolaire et à d’autres institutions comme la justice ou les services sociaux. L’auteur présente trois portraits typiques des profils d’élèves : Stefan, jeune élève roumain se débrouillant sans l’institut et travaillant en parallèle dans le bâtiment à cause des problèmes de santé de son père ; Luca, jeune italo-brésilien passé par le trafic de cannabis, préférant la culture de rue et sans projet scolaire ; Matteo, fils timide d’un ouvrier au chômage, recalé du lycée scientifique, oscillant entre des projets dans la police et l’entrepreneuriat, un temps militant du Blocco Studentesco (la section jeune du mouvement néofasciste Casa Pound). L’attention oblique aux institutions, consistant à manifester une distance cynique envers leur autorité et leurs règles[4], apparaît toutefois différenciée et évolutive dans ces parcours de jeunes.

En effet, les réceptions diverses du déclassement (disvalore), que l’auteur réfère au mépris défini par Emmanuel Renault[5] en termes de dévalorisation de l’image de la personne et de négation de la reconnaissance, et le verdict scolaire occupent le troisième chapitre. L’expression « école de merde » ressort chez les élèves, mais aussi dans un jugement exprimé par un enseignant qui regrette la ségrégation sociale à l’œuvre. Les jeunes inscrits ont des rapports différenciés à la fois à la « culture de la rue » et au jugement dépréciatif, imputé à l’ethos de classe moyenne de la plupart de leurs enseignants, dont ils se protègent avec plus ou moins de succès. La lecture à voix haute par l’enseignant d’un mauvais devoir est ainsi vue comme une insulte de classe. Néanmoins, ces situations ne constituent pas un conflit permanent car les déviances tolérées l’emportent et le conformisme aux règles est généralement vu comme inapplicable par les enseignants. Dans ce cadre, la racisation des élèves dans leurs interactions produit des effets dissemblables dans les deux établissements. À l’Institut technique Meucci, les élèves non-blancs et non-Italiens sont moins nombreux que dans l’autre établissement, plus vulnérables au stigmate racial et à l’injonction à « se faire oublier », ce qui produit tant des insultes racistes, émises et reçues avec une distance ironique, que des épreuves de masculinité sur l’apparence et l’agressivité. Dans l’Institut professionnel Parini, l’affirmation d’une culture masculine, jeune et populaire tend à euphémiser la hiérarchie raciale, qui est cependant intériorisée par des jeunes qui perçoivent les espaces locaux comme des « espaces blancs ».

Enfin, le quatrième chapitre analyse le travail de réalignement graduel entre les attentes des jeunes et les contraintes du marché segmenté du travail local. Le sentiment de ne rien faire à l’école, ou d’une « fiction éducative » (p. 177), n’est pas accidentel mais bien partie prenante de l’orientation des élèves vers des métiers dépréciés, souvent informels pour commencer ou parallèles aux années d’études. Le sentiment de « ne rien faire » est inséparable de la conscience de la relégation économique qui les attend à la sortie, traduite dans les formes y compris légères de transgression de l’ordre scolaire. La conclusion souligne l’intérêt d’aborder la violence sourde de l’institution scolaire italienne, les relégations et le contrôle des corps non comme des pathologies internes, mais comme le produit de croisements de différentes logiques notamment extra-scolaires, parmi lesquelles la pauvreté, le travail informel et les marges de manœuvre des jeunes et de leurs familles avec elles[6].

L’ouvrage valorise les données ethnographiques notamment par le respect des usages du dialecte romain, de mots familiers et de graphies en décalage avec la correction prescrite par le cadre scolaire. L’alternance des notes d’observation en classe contextualisées avec d’autres en conversations informelles, en voiture ou lors de soirées festives, et les manières de compenser son « enclicage[7] », son insertion par complicité avec les élèves plutôt que les enseignants, servent bien l’analyse. L’auteur évite de déconnecter les tactiques conflictuelles des situations, comme de figer ou d’homogénéiser les dispositions de ses élèves, en particulier dans les portraits d’un malheur d’élèves déclassés parfois atténué par des relations amicales gratifiantes, ou éclipsé par d’autres urgences dans leur vécu. Des extraits des carnets de terrain sont moins exploités par manque de contextualisation, comme quand l’auteur compare le soin de la coupure à la main d’une élève du lycée classique, la procédure incluant un vaccin antitétanique et un rapport de l’enseignant, et la quasi-indifférence du personnel de l’Institut Parini à la blessure à la jambe d’un élève pendant des activités sportives organisées par la classe elle-même (p. 192-193).

L’étude des pratiques conflictuelles sur fond d’acculturation au déclassement est généralement étayée, mais plusieurs éléments constituent des angles morts, moins convaincants ou gênants surtout pour des lecteurs non familiers du système scolaire italien. Sur les hiérarchies symboliques entre catégories d’enseignement, la distance sociale notoire des écoles techniques et professionnelles, pour ces dernières en particulier, avec les lycées généraux, ressort aussi des propriétés institutionnelles et de la longue durée. Cela vaut à la fois pour l’héritage « classiste » d’un système où dominait le lycée classique des humanités jusqu’aux années 1980[8] et, plus récemment, pour les réformes néomanagériales des écoles (comme la loi 59/1997 et la loi 107/2015 – la Buona Scuola du gouvernement Renzi) conférant plus d’autonomie aux directions d’établissements sur l’offre de formation et la gestion de leur personnel. Y contribuent aussi des politiques éducatives régionales différenciées, sur les aides aux écoles privées reconnues par l’État comme sur les luttes contre la dispersion scolaire. L’intériorisation du déclassement et son interdépendance avec les assignations diverses sont des processus transversaux. Néanmoins, l’analyse peut occulter des inégalités de ressources sur le marché scolaire italien contemporain, par exemple, entre instituts professionnels et instituts techniques, ces derniers étant tendanciellement moins dévalorisés, et entre différentes filières techniques, les politiques éducatives des cabinets Draghi et Melloni ayant valorisé des filières électroniques. De même, sur la question des assignations de genre différenciées, l’auteur ne développe toujours pas son propos au-delà du portrait des épreuves de masculinité subalterne des jeunes hommes, par les bravades, le mépris de ce qui est dit « féminin » ou « intellectuel ». Aucune confrontation n’est menée avec la gestion des conflits dans des filières à composante majoritairement féminine comme les instituts professionnels du soin et de l’assistance sociale, ce qui a pu être étudié dans d’autres contextes[9]. Enfin, malgré un travail attentif à éviter de se focaliser sur les curricula et les rôles prescrits par les règles scolaires dans l’analyse empirique, le propos théorique est parfois moins clair en raison d’un éclectisme assumé dans les références, allant de la sociologie critique aux théories néomarxistes de la postmodernité. Ces maladresses et ces angles morts n’enlèvent pas l’intérêt du travail pour décloisonner la discussion sociologique des « déviances » et des stigmates à l’école.


  1. Marco Romito (2014), « Provenienze sociali e orientamento scolastico. L’“accompagnamento alla scelta” della scuola superiore », Etnografia e ricerca qualitativa, vol. 7, no 3, p. 481-504 ; Alessandro Bozzetti (2018), « The Educational Trajectories of Second-Generation Students Towards Higher Education. Motivations, Family’s Role and “Institutional” Bias », Italian Journal of Sociology of Education, vol. 10, no 3, p. 82-109.
  2. MIUR (2023), Portale unico dei dati della scuola. Studenti, Rome, ministère de l’Instruction, de l’Université et de la Recherche, https://dati.istruzione.it/opendata/esploraidati/.
  3. Paul Willis (2011), L’École des ouvriers. Comment les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, Marseille, Agone.
  4. Richard Hoggart (1970), La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, p. 22.
  5. Emmanuel Renault (2003), Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Bègles, Éditions du Passant.
  6. Claude Grignon (1971), L’Ordre des choses. Les Fonctions sociales de l’enseignement technique, Paris, Minuit, p. 92-103.
  7. Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995) « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, vol. 1, p. 71-109.
  8. Laurent Baggioni, Stéphanie Lanfranchi (2009), « Pour une nouvelle école : la réforme Berlinguer-De Mauro (1996-2001) », in Piero Caracciolo (dir.), Refaire l’Italie. L’Expérience de la gauche libérale (1992-2001), Paris, Éditions Rue d’Ulm, p. 165-204.
  9. Séverine Depoilly (2013), « Co-construction et processus d’étiquetage de la déviance en milieu scolaire. Filles et garçons face au traitement de la transgression scolaire », Déviance et société, vol. 37, no 2, p. 207-227.