Recension : Andrea Rea, Antoine Roblain, Julia Hertault, Héberger des exilé·es. Initiatives citoyennes et hospitalité (2023, Éditions de l’Université de Bruxelles)
Andrea Rea, Antoine Roblain, Julia Hertault (2023), Héberger des exilé·es. Initiatives citoyennes et hospitalité, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 176 p.
Recension version post-print par
Chloé Ollitrault
chloe.ollitrault@ehess.fr
Doctorante en sociologie au Centre Maurice Halbwachs, Ehess ; CMH-ENS, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris, France
Depuis quelques années, plusieurs recherches se sont intéressées aux initiatives d’hébergement à domicile, par des citoyen·nes, d’exilé·es arrivé·es en Europe suite à la « crise des réfugié·es » de 2015. Comme le souligne la revue de littérature réalisée par Matteo Bassoli et Clément Luccioni[1], ces travaux portent principalement sur la relation interindividuelle entre hébergés et hébergeur·ses – essentiellement du point de vue de ces dernier·es –, l’organisation concrète de l’hébergement par des structures institutionnelles ou citoyennes, et la dimension politique, plus au moins contestataire, de cette action. À cet égard, l’ouvrage Héberger des exilé·es. Initiatives citoyennes et hospitalité, écrit par Andrea Rea, Antoine Roblain et Julia Hertault, ne se démarque pas particulièrement par son approche de l’hébergement citoyen. L’originalité de leur livre tient davantage au fait d’avoir construit leur réflexion autour de la confrontation entre les expériences d’hébergement de deux types de populations exilées : d’une part, les exilé·es venu·es du Sud global demandant l’asile en Belgique ou y transitant avant de rejoindre le Royaume-Uni ; d’autre part, les Ukrainien·nes fuyant leur pays suite à son invasion par la Russie, qui ont bénéficié du dispositif de protection temporaire activé par l’Union Européenne. Dans les deux cas, de nombreux·ses citoyen·nes ont exprimé leur solidarité, notamment en proposant d’héberger ces exilé·es à leur domicile. Les dirigeant·es politiques belges et européen·nes, quant à elles et eux, ont adopté deux postures bien différentes : une justification de l’inhospitalité face aux premier·es, la mise en avant d’un devoir d’accueil envers les second·es. Le livre analyse alors, dans le contexte belge, ces deux moments de « crise des politiques d’accueil », en croisant réactions institutionnelles et mobilisations citoyennes, et la façon dont cela a affecté l’organisation des solidarités résidentielles envers les exilé·es. Pour ce faire, les auteur·es s’appuient à la fois sur des données quantitatives portant sur les caractéristiques socio-démographiques des hébergeur·ses ainsi que leurs parcours d’engagement, des entretiens semi-directifs réalisés avec ces dernier·es, et sur l’étude de discours politiques ou médiatiques belges.
Le livre est divisé en quatre chapitres. Le premier retrace l’émergence des initiatives d’hébergement citoyen des exilé·es en les replaçant dans leur contexte politique et dans les différentes « crises de l’accueil », de 2015 à 2022. Il revient d’abord sur la genèse de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, rappelant qu’elle a été créée dans le cadre d’une mobilisation citoyenne spontanée en soutien aux exilé·es vivant dans le parc Maximilien, à Bruxelles, dans des conditions indignes. Le gouvernement belge a continuellement refusé de mettre en place des dispositifs d’accueil durables et adaptés, notamment au nom de l’argument de « l’appel d’air », allant même jusqu’à organiser des opérations policières de « nettoyage » pour écarter les exilé·es du Parc. C’est face à cette hostilité publique que la Plateforme a lancé un appel à bénévoles pour mettre à l’abri les exilé·es et près de 40 000 citoyen·nes ont répondu qu’ils et elles étaient prêt·es à ouvrir leur porte. L’hébergement d’urgence à domicile est alors devenu un des principaux modes d’action de la Plateforme, et ce jusqu’en 2019. Cette mobilisation a été visée par plusieurs formes de criminalisation de la part du gouvernement, notamment un projet de loi de « visite domiciliaire » et le procès de quatre hébergeuses, finalement acquittées. Malgré cela, la Plateforme s’est progressivement institutionnalisée et professionnalisée à partir de 2019, s’éloignant de l’hébergement citoyen au profit de la gestion de lieux d’hébergement collectifs, devenant alors un « opérateur central de la sous-traitance d’une politique migratoire peu hospitalière » (p. 41).
La réaction des pouvoirs publics face à l’arrivée de millions de ressortissant·es ukrainien·nes à partir de février 2022 contraste alors drastiquement avec le non-accueil réservé aux exilé·es venu·es du Moyen-Orient et d’Afrique. Le gouvernement belge présente en effet l’accueil des Ukrainien·nes comme un « devoir moral » et appelle les citoyen·nes à faire preuve de solidarité en leur offrant l’hospitalité. L’hébergement citoyen, jusqu’alors condamné, est désormais promu par les dirigeant·es politiques et devient « un instrument dans la gestion des politiques d’accueil de ces exilé·es » (p. 43). Au niveau européen, le consensus autour de la nécessité morale d’accueillir les citoyen·nes ukrainien·nes se traduit par la mise en place de la protection temporaire, qui permet l’ouverture immédiate d’une diversité de droits. L’accueil à domicile d’exilé·es ukrainien·nes est également organisé dans différents pays de l’Union européenne mais est particulièrement important en Belgique puisqu’en mars 2022 il concerne 90 % des personnes bénéficiant de la protection temporaire. Selon les auteur·es, cette période est celle de « l’institutionnalisation d’un double standard en matière de protection internationale » (p. 51) puisque les exilé·es plus ou moins « (in)désirables » subissent un traitement différencié dans leur accès aux droits, aux ressources, aux aides sociales. Dans le même temps, l’accueil des demandeur·ses d’asile non Ukrainien·nes est plus dégradé que jamais, à travers une « non-gestion programmée » (p. 53) de leur accueil, laissant un grand nombre d’entre elles et eux à la rue. Comme dans le cas des exilé·es en transit, la mobilisation citoyenne pour l’accueil des Ukrainien·nes perd de son ampleur et les pouvoirs publics se reportent progressivement vers des solutions d’hébergement collectif.
Les deux chapitres suivants analysent les profils des hébergeur·ses d’exilé·es – celles et ceux de la Plateforme citoyenne puis celles et ceux d’exilé·es ukrainien·nes –, leurs motivations et leurs pratiques. Le chapitre 2 s’appuie sur une enquête quantitative réalisée via la page Facebook de la Plateforme citoyenne auprès de 238 hébergeur·ses, ainsi que sur 36 entretiens réalisés en 2018-2019. Nous apprenons que les hébergeur·ses de la Plateforme sont majoritairement des femmes (88 %), âgé·es de plus de 40 ans (72 %), doté·es d’un fort capital culturel (85 % sont diplômé·es du supérieur), disposant de ressources financières suffisantes et étant le plus souvent propriétaires de leur logement. Ils et elles résident en grande partie à Bruxelles (40 %) ou dans ses environs. En termes de politisation, ils et elles se définissent à 76 % comme étant situé·es à gauche, mais seul·es 31 % déclarent un fort intérêt pour les enjeux politiques. La plupart ont déjà été investi·es dans d’autres associations humanitaires (64 %) mais leur participation aux structures traditionnelles d’engagement que sont les partis et les syndicats est plutôt faible (20 % et 40%). Ainsi, leur action ne s’inscrit que rarement dans une « carrière militante[2] ». Le principal élément déclencheur de l’action des hébergeur·ses correspond à un « choc moral[3] », renvoyant ici à l’indignation ressentie face à la dureté des conditions de vie des exilé·es, d’une part, et à la fermeté des réactions institutionnelles, d’autre part. Ils et elles décident alors de se mobiliser au nom d’une valeur d’« humanité ». L’influence de l’entourage et du réseau social est également déterminante dans le passage à l’action. Percevant la situation des exilé·es sur le mode de la souffrance et de l’injustice, les hébergeur·ses ancrent leur démarche à la fois dans le registre de la compassion interindividuelle et dans celui d’une responsabilité plus collective vis-à-vis des plus vulnérables. Pour certain·es, l’hébergement devient même la source d’une prise de conscience politique et donne lieu à des positionnements contestataires à l’égard des politiques publiques.
Dans le chapitre 3, qui porte sur les hébergeur·ses d’exilé·es ukrainien·nes, les données mobilisées sont, pour la partie quantitative, les résultats d’une enquête menée en 2022 par Mieke Schrooten et ses collègues[4] sur un échantillon non représentatif de 653 personnes, et pour la dimension qualitative, des entretiens menés par les auteur·es auprès de 28 hébergeur·ses. Les principales caractéristiques de ces hébergeur·ses rejoignent celles des bénévoles de la Plateforme : on trouve une majorité de femmes (60 %), de personnes de plus de 40 ans (83,6 %), de diplômé·es du supérieur (80 %), ayant une situation financière jugée confortable (80 %). Ils et elles n’ont pas non plus une trajectoire militante particulièrement marquée, mais des engagements associatifs locaux ou à dimension sociale ou humanitaire. Leur investissement dans l’hébergement d’exilé·es est lié à des dispositions matérielles et biographiques, notamment la taille et la configuration de leur logement. Les principales motivations des hébergeur·ses sont, par ordre d’importance, de nature morale, identitaire, puis historique. Face à la vulnérabilité des exilé·es ukrainien·nes, perçue comme d’autant plus forte que cette population est majoritairement composée de femmes et d’enfants, les hébergeur·ses ressentent un devoir moral d’action et de protection. Le sentiment d’une proximité identitaire et géographique, notamment corrélé à l’attachement à l’Europe, favorise ensuite l’identification et l’empathie avec les Ukrainien·nes. Les hébergeur·ses inscrivent enfin parfois leur action dans une forme de réciprocité, concevant leur démarche comme une façon de rendre un accueil ayant pris place dans leur histoire collective ou familiale.
Dans le chapitre 4, les auteur·es analysent l’hébergement des exilé·es au prisme des théories de l’hospitalité, questionnant les enjeux de l’hébergement à différents niveaux : dans l’interaction entre « l’invitant·e » et « l’hôte », à l’échelle des structures coordonnant la solidarité des citoyen·nes, et en rapport avec la politique publique. Les auteur·es retrouvent les trois dimensions fondamentales de « la loi de l’hospitalité » identifiées par Julian Pitt-Rivers[5]. L’hospitalité est d’abord marquée par l’asymétrie, la personne qui accueille étant dans une position de domination. Cette situation peut également être assimilée à une forme de don dans la mesure où l’invitant·e donne un espace et de sa personne pour l’hôte reçu. La question de la réciprocité se pose alors, en particulier lorsque l’hébergement se prolonge au-delà de quelques jours. Le rapport à l’hébergement et la conception de la position d’hébergeur·se évoluent au fil de ce que les auteur·es nomment une « carrière morale des hébergeur·ses ». L’accueil peut avoir un fort « impact émotionnel » et « bouleverse[r] leur vie ordinaire personnelle et familiale » (p. 133) lorsque l’investissement est (trop) important. Il est parfois source de liens forts et de profonds rapports de solidarité, bien que ceux-ci ne soient pas dénués de formes de domination. À l’inverse, lorsque les attentes des hébergeur·ses restent insatisfaites, l’expérience se révèle frustrante et les décourage à la renouveler. Enfin, les deux types d’hébergement correspondent à des modes d’engagement différents. Pour les bénévoles de la Plateforme, l’hébergement a constitué une mobilisation collective et a créé une véritable communauté d’entraide alors que pour les hébergeur·ses d’Ukrainien·nes, l’accueil correspond à une décision et une expérience plus individuelles et génère parfois un sentiment d’isolement et d’amertume. Ces dernier·es bénéficient toutefois d’une plus grande légitimation de leur action, que ce soit vis-à-vis des pouvoirs publics ou du reste de la population. Malgré ces différences, l’ensemble des hébergeur·ses porte un discours critique sur le désengagement et la déresponsabilisation de l’État.
Ce livre présente un intérêt indéniable dans le champ des recherches sur l’hospitalité privée et les politiques migratoires, en proposant une comparaison synthétique entre plusieurs moments de la crise de l’accueil des exilé·es. Quelques limites peuvent toutefois être relevées. Du point de vue de la méthode d’enquête, la combinaison de plusieurs types de données, à la fois quantitatives et qualitatives, est particulièrement bienvenue et enrichit l’analyse. Néanmoins, la portée explicative des matériaux mobilisés est limitée par le manque de précisions apportées par les auteur·es. Ainsi, on ne sait pas comment les différents groupes d’enquêté·es ont été recruté·es, empêchant d’évaluer les biais de sélection et leurs potentiels effets sur les résultats. À titre d’exemple, il est mentionné page 59 que les hommes sont probablement sous-représentés dans l’échantillon – non représentatif – des hébergeur·ses de la Plateforme, mais cette hypothèse n’est pas justifiée. Par ailleurs, si les extraits d’entretien sont souvent très parlants, ils ne sont que rarement remis en lien avec les caractéristiques socio-démographiques de l’hébergeur·se (âge, profession, configuration familiale), son parcours d’engagement ou les modalités de l’hébergement évoqué. Cela ne permet pas de bien situer les propos cités ni de les interpréter avec précision. Concernant la proposition analytique, si le choix de croiser les deux contextes d’accueil des exilé·es constitue, comme déjà souligné, l’intérêt majeur de l’ouvrage, certaines dimensions de cette réflexion ne sont pas entièrement abouties. En effet, l’analyse des raisons spécifiques de l’engagement en faveur de chacun des deux profils d’exilé·es reste partielle. On aimerait avoir plus d’éléments concernant la perception, par les hébergeur·ses d’Ukrainien·nes, des autres catégories d’exilé·es, savoir s’ils et elles avaient envisagé de leur venir en aide et les raisons pour lesquelles, le cas échéant, ils et elles ne l’ont pas fait. Interroger les implicites derrière leur sentiment de proximité « culturelle » avec les Ukrainien·nes aurait également permis d’affiner l’analyse. Le manque d’informations sur l’organisation de la Plateforme pour coordonner les hébergements laisse également certaines questions en suspens. Au-delà des profils des hébergeur·ses, le livre ne donne pas d’information sur celui des personnes qui ont été à l’origine de la Plateforme et qui s’en sont faits les porte-parole. Deux co-président·es sont cité·es, mais sans que leurs caractéristiques sociales ou leur trajectoires de politisation soient présentées. De même, l’évolution de la Plateforme vers une professionnalisation et une institutionnalisation n’est que mentionnée, alors qu’on aurait aimé connaître les éventuels débats que cela a pu générer au sein du collectif, celui-ci s’étant construit en opposition aux pouvoirs publics. Malgré ces réserves, les résultats stimulants de cette recherche constituent une base solide qui permettra aux travaux à venir de creuser et de compléter les analyses proposées ici.
- Matteo Bassoli et Clément Luccioni (2023), « Homestay Accommodation for Refugees (in Europe). A Literature Review », International Migration Review, vol. 58, no 3, p. 1532-1567. ↑
- Olivier Fillieule (2009), « Carrière militante », Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, p. 85-94. ↑
- James Jasper (1997), The Art of Moral Protest. Culture, Biography, and Creativity in Social Movements, Chicago, University of Chicago Press. ↑
- Mieke Schrooten et al. (2022), « #FreeSpot. Private accommodation of Ukrainian refugees in Belgium », Bruxelles, Social Work Research Centre & Centre for Family Studies, Odisee University of Applied Sciences. ↑
- Julian Pitt-Rivers (1957), « La loi de l’hospitalité », Les Temps Modernes, no 253, p. 2153-2178. ↑