Recension : Marc Joly, La Perversion narcissique. Étude sociologique (2024, CNRS Éditions)
Marc Joly (2024), La Perversion narcissique. Étude sociologique, Paris, CNRS Éditions, 592 p.
Recension version post-print par
Isabelle Coutant
icoutant@ehess.fr
Directrice de recherche, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux Sciences sociales, Politique, Santé, UMR8156 ; IRIS, Campus Condorcet, Bâtiment Recherche SUD, 5 cours des Humanités, 93322 Aubervilliers cedex, France
Lorsque les sciences sociales étudient les catégories de santé mentale, on peut schématiquement considérer qu’elles s’y intéressent sous trois principaux angles. D’abord, les catégories de santé mentale sont pour les sciences sociales un révélateur des recompositions du champ de la santé mentale et de l’évolution du rapport de forces entre disciplines en son sein : ce ne sont pas les mêmes catégories qui sont utilisées par exemple par la psychanalyse ou dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM), le manuel diagnostique américain. Ensuite, les sciences sociales prêtent également attention aux circulations et réappropriations des catégories de santé mentale dans un espace social plus large : en tant que biens symboliques, ces catégories sont mobilisées à la fois par divers intermédiaires culturels et par tout individu qui s’auto-désigne ou désigne autrui par ces qualifications. Internet a démultiplié ces possibilités de circulation des catégories de santé mentale et les évolutions induites peuvent être analysées en termes de « culture psychologique de masse », dans la suite des travaux de Robert Castel[1]. Enfin, les sciences sociales peuvent également s’intéresser à ce que la réalité des troubles que les catégories désignent doivent à l’époque et à la société qui les voient naître, les structures psychiques individuelles étant modelées par la structure sociale. C’est en ce sens que Norbert Elias[2] conteste la figure de l’homo psychiatricus, qu’Hervé Mazurel[3] propose d’historiciser l’inconscient ou que Bernard Lahire[4] s’essaie à une sociologie des rêves.
L’ouvrage de Marc Joly s’inscrit dans ces trois optiques. C’est d’abord son intérêt pour les structures psychiques, au croisement des œuvres de Norbert Elias et de Pierre Bourdieu, ainsi que sa rencontre avec l’œuvre psychanalytique de Paul-Claude Racamier, qui l’ont amené à investir la catégorie de perversion narcissique comme objet d’étude sociologique et, chemin faisant, à s’intéresser à l’épistémologie féministe.
L’ouvrage s’intéresse à la genèse et à la circulation de la catégorie de perversion narcissique dans le champ psychanalytique – plutôt autour de la figure de la mère au départ –, mais surtout à ses usages par des femmes victimes de violence conjugale pour s’extraire de l’emprise exercée par leur (ex)-partenaire et se protéger d’atteintes qui visent à les détruire psychiquement bien au-delà de la séparation. À partir d’une analyse de la littérature spécialisée (131 ouvrages) et d’articles de presse (base Europresse), d’entretiens (43) auprès de professionnel·les et de victimes, d’observations pendant six mois (2019-2020) au sein d’une association spécialisée dans la lutte contre les violences intra-familiales, de l’étude de dossiers (100), de messages de prise de contact (sélection aléatoire de 517 messages), de la passation d’un questionnaire (215), Marc Joly montre que les institutions, censées protéger la partie faible – en très grande majorité des femmes –, sont détournées par les auteurs à leur profit.
Marc Joly analyse ce qui se joue autour de cette catégorie dans les années 2010 en relation avec la recomposition des rapports de genre au cours du xxe siècle. Sa thèse est la suivante : pour un certain nombre de femmes confrontées à un partenaire dont le mode de relation et de communication leur dénie toute autonomie, à rebours de la nouvelle norme de symétrie dans le couple, la catégorie de pervers narcissique pour le désigner a pu faire office de « catégorie d’alerte » via des ouvrages ou des sites de plus ou moins grande vulgarisation. Elle leur a permis de comprendre une situation confuse, de fuir et de tenter de se protéger.
Si la notion psychanalytique est non genrée, Marc Joly établit, statistiques à l’appui, combien ce qu’elle désigne – l’envahissement psychique de l’autre par externalisation de ses propres conflits internes, la toute-puissance visant à posséder l’autre comme un objet – s’inscrit en continuité du patriarcat, et se traduit dans certains couples par de nouvelles dynamiques d’assujettissement de femmes non disposées à être appropriées, en particulier dans les classes supérieures et cultivées. Le constat de la récurrence et du caractère systématique de tels cas dans les archives de l’association étudiée amène Marc Joly à penser ces situations comme un fait social. Articulant psychanalyse et sociologie, Marc Joly considère que la catégorie de perversion narcissique, dans le contexte des sociétés occidentales contemporaines, permet de rendre compte d’un mode de fonctionnement produit par une « hystérèse de l’habitus marital » d’hommes qui ne parviennent pas à s’adapter à l’égalisation dans la balance des pouvoirs entre les sexes (cet habitus hystérétique est désigné comme un « habitus dont le clivage a été exporté avec succès à l’extérieur »). Dans ces configurations, Marc Joly avance que la violence morale s’immisce là où la violence symbolique des rapports entre hommes et femmes a été mise en cause par l’évolution des mœurs et des normes.
La première partie de l’ouvrage, très érudite, est entièrement dédiée aux conditions de production de la catégorie de perversion narcissique, c’est-à-dire au parcours et à l’œuvre de P.-C. Racamier, dont Marc Joly a lu et travaillé l’intégralité des textes. Marc Joly retrace les étapes qui ont amené P.-C. Racamier à conceptualiser la perversion narcissique dans le cadre de sa pratique auprès de patients schizophrènes, à une époque marquée par la psychiatrie institutionnelle, intéressée par la psychothérapie psychanalytique des psychoses, mais pour sa part à bonne distance de Jacques Lacan. Marc Joly entre dans le détail de la conceptualisation psychanalytique de P.-C. Racamier et suggère des ponts avec la psychologie piagétienne, la théorie sociologique de l’habitus de Pierre Bourdieu et celle de la « civilisation » de Norbert Elias. Concernant le rôle de la mère dans la détermination des psychoses, la « séduction perverse narcissique » qu’elle exercerait, le tiraillement de P.-C. Racamier – il est mal à l’aise avec l’idée d’une mère « schizophrénogène » – l’a amené à s’intéresser aux dynamiques familiales dans une perspective systémique et transgénérationnelle ainsi qu’aux dynamiques institutionnelles. Marc Joly note toutefois une ambivalence persistante de P.-C. Racamier au sujet de la mère et esquisse pour sa part une hypothèse sociologique stimulante dans un commentaire : « Il ne vient pas à l’esprit des auteurs qu’une mère “distante” par rapport à son enfant […] est peut-être une femme sur laquelle pèse toute une série de pressions contradictoires – pressions intimes qui sont autant de pressions sociales. » (p. 90) Il ajoute : « Plus généralement, les psychanalystes sont aussi sensibles […] aux interactions affectives familiales qu’aveugles aux structures sociales, aux réseaux d’interdépendances et aux rapports de pouvoir en fonction desquels certaines parties doivent incorporer des manières d’être qui impliquent une répression plus importante que pour d’autres de leurs propres besoins, désirs et émotions. » (p. 91)
La deuxième partie est consacrée au destin social de la catégorie de perversion narcissique. Elle repose sur une étude de la presse et des productions culturelles (cinéma, littérature) qui explique sa large circulation dans les années 2010, et sur des entretiens, à partir du travail charnière de deux pionnières, Marie-France Hirigoyen, psychiatre et psychanalyste, auteure du Harcèlement moral (1998) et Isabelle Nazare Aga, thérapeute comportementaliste, auteure d’ouvrages et de vidéos sur les manipulateurs (1997 et 2000). L’accessibilité de ces ouvrages, leur ample diffusion, a permis que des victimes de tels comportements dans le cadre du couple s’en saisissent pour donner sens à leur expérience et développer des stratégies d’auto-défense. Les deux auteures n’avaient pas anticipé une réception aussi située du point de vue du genre. Ce succès s’est traduit dans les politiques publiques par l’adoption de la loi du 9 juillet 2010 sur les violences faites aux femmes et à leurs incidences sur les enfants. Cette partie met ainsi en évidence les conditions du succès de la catégorie, mais aussi les raisons du discrédit qu’elle a ensuite rencontré, tant dans le champ psychanalytique que via une résistance masculiniste.
La troisième partie s’intitule « De la violence symbolique patriarcale à la violence morale conjugale ». Elle explore les conséquences de la « norme de symétrisation réflexive » concernant la nouvelle balance des pouvoirs entre les sexes. Marc Joly suggère que la mise en cause de la violence symbolique patriarcale implique, pour les hommes qui ne peuvent s’adapter à cette évolution et qui veulent dominer, de désormais passer par la prédation et la manipulation (via l’emprise, le déni, la culpabilisation). Marc Joly précise ce qu’il entend par violence morale conjugale (« poussée décivilisatrice » « constitutive d’un contrôle de l’objet qui passe par le fait d’obtenir inter-activement qu’il s’autodétruise ») et la manière dont il l’a objectivée à travers son enquête par questionnaire – il mobilise aussi les enquêtes Enveff[5] et Virage[6]. Marc Joly aborde également ici la question des hommes victimes de femmes violentes (environ 10 % des cas dans l’association) pour montrer en quoi cela ne met toutefois pas en cause son modèle général d’analyse. Les victimes hommes sont moins dépourvues de ressources que les victimes femmes pour résister aux violences et elles ont un profil différent : plus à l’écoute d’elles-mêmes, moins tournées vers autrui. Surtout, la violence dont ces hommes ont fait l’objet résulte semble-t-il davantage de l’instabilité émotionnelle – voire de la pathologie psychiatrique psychotique – de leur compagne que d’une stratégie de domination et de destruction comme c’est le cas pour les femmes.
La quatrième partie porte sur l’activité de l’association étudiée et sur les luttes de classement qui s’opèrent autour des catégories mobilisées : luttes de classement entre différentes catégories psychopathologiques et entre qualification de « violence » ou de « conflit ». Marc Joly s’appuie aussi dans ces pages sur plusieurs cas commentés, sur des thèses de sociologie récentes autour des pères violents en contexte de séparation parentale, ainsi que sur les enquêtes du collectif Ruptures devenu équipe JustineS[7], pour souligner la manière dont ces pères, surtout lorsqu’ils sont diplômés, peuvent instrumentaliser le droit – qui valorise la co-parentalité et la garde alternée – à leur profit en s’appuyant notamment sur la catégorie d’« aliénation parentale ». Dans ce contexte, demander la garde, c’est atteindre la mère. La catégorie de pervers narcissique fonctionne alors comme un « diagnostic praxique » qui permet aux victimes de donner sens à leur vécu. Marc Joly précise ici un peu plus sa démarche : l’enjeu, pour le sociologue, n’est pas de déterminer si les personnes ainsi désignées sont vraiment « perverses narcissiques » au sens de P.-C. Racamier mais de comprendre pourquoi tant de femmes trouvent cette catégorie utile pour donner sens à ce qu’elles vivent.
La cinquième partie, point d’orgue de la démonstration, est une étude de cas limite, celui d’une femme suivie par l’association qui a tout perdu, y compris la garde de sa petite fille, à l’issue d’une entreprise de manipulation et de destruction passée totalement inaperçue aux yeux des institutions. Marc Joly a étudié l’ensemble du dossier au siège de l’association, complété par des pièces complémentaires remises par l’intéressée. Il s’est entretenu avec elle de nombreuses heures, à travers des échanges ponctuels et des entretiens soigneusement préparés par des textes écrits. L’ensemble du récit montre comment les institutions peuvent participer à resserrer le piège tendu par l’agresseur, dont il est ensuite très difficile – voire impossible – de sortir pour la victime. On pourrait reprocher à Marc Joly de n’avoir qu’un point de vue mais, si on prend au sérieux ce que désigne la catégorie de perversion narcissique, on comprend qu’il ne soit pas facile ici d’enquêter de part et d’autre de manière symétrique sans ajouter à la violence vécue par les victimes et sans que l’enquêteur lui-même ne soit l’objet de manipulation.
Si les conclusions sont déstabilisantes dans ce qu’elles désignent et à travers les vies brisées dont elles témoignent, elles offrent aussi des perspectives utiles pour imaginer comment individus et institutions peuvent se former et s’armer face à la violence morale. La sociologie peut permettre aux professionnel·les de la justice et du travail social de mieux décoder des situations de violences intra-familiales en prenant davantage en compte le contexte et l’historique des conduites conjugales et parentales. Et sur le plan théorique, l’ouvrage ouvre des pistes de réflexion passionnantes pour sociologiser l’inconscient individuel.
- Robert Castel, Jean-François Le Cerf (1980), « Le phénomène “psy” et la société française. Vers une nouvelle culture psychologique », Le débat, no 1, p. 27-38. ↑
- Norbert Elias (2010), Au-delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse, Paris, La Découverte. ↑
- Hervé Mazurel (2021), L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective, Paris, La Découverte. ↑
- Bernard Lahire (2018), L’Interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, et (2021) La Part rêvée, Paris, La Découverte. ↑
- L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France a été coordonnée par l’Institut de démographie de l’Université Paris 1 (Idup) et a été réalisée en 2000 auprès d’un échantillon représentatif de 6970 femmes âgées de 20 ans à 59 ans. ↑
- L’enquête « Violences et rapports de genre » de l’Ined a été réalisée en 2015 auprès d’un échantillon représentatif de 27 268 personnes âgées de 20 ans à 69 ans résidant en métropole. ↑
- Le projet Justice et inégalités au prisme des sciences sociales a réuni une vingtaine de chercheurs et chercheuses de plusieurs disciplines et institutions. Il s’est intéressé au traitement judiciaire de séparations conjugales à partir d’observations d’audiences et du traitement statistique de 4000 dossiers. Voir notamment Le Collectif Onze (2013), Au tribunal des couples, Odile Jacob, et Émilie Biland (2019), Gouverner la vie privée, Paris, ENS éditions. ↑