Recension : Margot Delon, Enfants des bidonvilles (2024, La Dispute)

 

Margot Delon (2024), Enfants des bidonvilles. Une autre histoire des inégalités urbaines, Paris, La Dispute, 192 p.

Recension version post-print par

Inès Baude
baude.ines@gmail.com
Doctorante au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), UMR 8209, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris, France ;

 

 

En avril 2024, la ville de Champigny-sur-Marne a fêté le cinquantième anniversaire de la révolution des Œillets, offrant aux associations d’immigrés portugais une scène narrative pour se remémorer l’immiscion de la dictature salazariste jusque dans les baraques du bidonville que la ville comportait. La sociologue Margot Delon a consacré sa thèse à analyser ces souvenirs de l’enfance passée en bidonville. En 1966, un recensement mené par le ministère de l’Intérieur estimait à 75 000 le nombre d’individus résidant dans l’un des 255 bidonvilles du territoire français. L’auteure a cherché à caractériser les incidences de cette socialisation primaire en habitat précaire sur la reproduction des inégalités. Elle reprend ainsi le programme théorique autour des « effets de lieux[1] » qui questionne les articulations entre structures de l’espace social, structures de l’espace physique et structures de l’espace mental. Comment l’habitat, ici appréhendé au travers de situation de grande précarité, influe-t-il sur les mobilités sociales et sur les manières de se positionner dans les hiérarchies locales ? Pour y répondre, l’auteure a mené une enquête rétrospective mêlant archives municipales et départementales, analyse longitudinale d’articles de presse et a réalisé cinquante entretiens avec des adultes, ayant passé leur enfance et/ou leur adolescence dans deux bidonvilles franciliens.

Vivre en bidonville, une assignation raciale

Le premier chapitre de l’ouvrage revient sur l’histoire, entre le début des années 1950 et celui des années 1970, des deux bidonvilles au sein desquels ont vécu les enquêtés et expose comment la sociologue a travaillé sur le passé pour reconstruire les expériences résidentielles : au croisement entre entretiens individuels et collectifs, utilisation de supports en entretien (photographies, cartes) et prise en charge des structures sociales du souvenir comme objets d’enquête. Margot Delon insiste sur les formes particulièrement précoces et radicales de l’apprentissage par les enfants des interdits, des responsabilités et du côtoiement de la mort (par fusillade, overdose et – épreuve communément moins associée aux bidonvilles – par sida). La perspective comparative s’avère ici judicieuse afin de se distancier de la « Nanterrologie[2] » de l’histoire des bidonvilles en France qui s’est surtout intéressée aux migrations algériennes à Nanterre. Porter en contrepoint le regard vers le bidonville de Champigny-sur-Marne, où les immigrés portugais étaient nombreux, lui permet d’aborder de front les modalités de racialisation de l’habitat. La hiérarchie entre le propre et le sale, caractéristique des modes enfantins d’appréhension de l’ordre social[3], est incorporée sous une forme exacerbée et durable chez les enfants vivant en bidonville. La sociologue avance néanmoins que la stigmatisation actualisée au quotidien par des interactions à l’extérieur du bidonville (avec les professeurs, les élèves, les policiers ou les agents municipaux) s’appuie moins sur leur pauvreté (la majorité des pères ont des revenus certes très faibles mais réguliers) que sur l’habitat en lui-même : vivre dans un bidonville assigne racialement les enfants. La confrontation au racisme des riverains les déstabilise : alors qu’il leur paraît difficile mais pas impossible de changer de classe sociale, l’origine raciale se présente à eux comme un marqueur d’altérisation durable sur lequel ils n’ont que peu de prises.

La thèse principale de l’auteure est exposée dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Elle y explique comment la racialisation des habitants des bidonvilles constitue une clé explicative des divergences de trajectoires socio-résidentielles entre les habitants de Nanterre et de Champigny-sur-Marne. L’indésirabilité coloniale des premiers renforcée par la guerre d’indépendance algérienne et le recyclage d’agents coloniaux dans les institutions françaises se manifestent par un fort encadrement des habitants des bidonvilles (harcèlement policier, interdictions de construire et d’améliorer les baraques). A contrario, les stéréotypes de docilité associés aux Portugais justifient dans un premier temps un laisser faire des institutions qui se traduit par un faible recours aux droits sociaux (redoublé par le caractère clandestin de leur immigration sciemment encouragé par la France) et une forte auto-organisation. L’essentialisation des catégories raciales est au cœur des politiques publiques de relogement : les immigrés algériens sont dirigés vers des cités de transit isolées et les immigrés portugais, jugés moins revendicatifs et moins susceptibles de provoquer des conflits de voisinage par les bailleurs sociaux, vers des logements sociaux qu’ils refusent massivement. La sortie du bidonville se traduit pour les premiers dans une expérience durable de la ségrégation tandis qu’elle renforce chez les seconds une distance aux institutions puis favorise plus tard une accession à la propriété privée sur un marché en grande partie dégradé.

Un marqueur qui contribue à la différenciation entre deux types de banlieues

Cette segmentation en deux groupes du public cible a eu des effets à long terme et contribue à éclairer la genèse de la différenciation urbaine et sociale des différents quartiers de banlieue et de leurs peuplements, entre espaces de logements sociaux et espaces pavillonnaires. Elle explique aussi pourquoi les médias n’ont pas directement qualifié Champigny-sur-Marne de bidonville (parce que la majorité des résidents ne rentraient pas dans la division coloniale entre « français » et « musulmans ») et pourquoi aujourd’hui encore, les anciens enfants rencontrés ne se désignent pas forcément comme ayant vécu en bidonville (parce que cette mise à distance fait partie d’un processus plus général de redéfinition de sa place dans l’ordre social et racial, de « blanchiment »). L’auteure prend garde de distinguer les décideurs des agents de terrain : à Champigny, le racisme a également été explicite et violent, notamment après les refus massifs de relogement qui ont surpris les agents préfectoraux. Elle mobilise le concept de « Blanc honoraire », forgé par le sociologue américain Eduardo Bonilla-Silva[4] pour caractériser ces rappels à l’ordre racial. Les « Blancs honoraires », ici les Portugais, constituent une catégorie intermédiaire dont les conditions de vie tendent à se rapprocher au fil du temps du groupe dominant mais qui restent marqués par des discriminations.

Le troisième chapitre détaille comment les appartenances de classes se conjuguent aux appartenances raciales pour expliquer les écarts entre parcours. L’auteure part du principal résultat de son traitement secondaire de l’enquête Trajectoires et Origines (TeO), développé dans un article de 2019[5] : dans son échantillon constitué des répondants nés ou arrivés en France à la même période que ses enquêtés (environ 3 300 individus sur les 21 700 répondants de TeO) les personnes d’origine portugaises sont moins fréquemment scolarisées dans le supérieur et ont connu des trajectoires moins diversifiées et moins ascendantes que les personnes d’origine algérienne et surtout marocaine et tunisienne. À travers trois portraits ethnographiques, l’auteure souligne que le statut social dans le pays d’origine, le temps passé en bidonville et les stratégies éducatives se combinent pour expliquer les destins contrastés de ces enfants. Les parents pour qui la migration en France constitue un déclassement par rapport au pays d’origine encouragent une ascèse individuelle et une réussite par l’école ainsi que des pratiques spatiales d’éloignement du bidonville (fréquentation des piscines et des bibliothèques municipales par exemple). À Nanterre, le fort maillage associatif et la proximité de l’université à un moment de construction intense d’une contre-culture militante a favorisé le contact avec des « alliés d’ascension[6] ». À Champigny, les socialisations se sont davantage opérées « en vase clos » (p. 114) entre réseaux des villages d’origine, sans beaucoup d’interactions avec les institutions. Il y demeure une hiérarchie sociale entre les habitants qui sont propriétaires d’une ou de plusieurs baraques et ceux qui les louent, confortant davantage chez les immigrés portugais des aspirations à devenir propriétaires. Les dispositions à la propriété sont ainsi finement analysées comme une liberté contrainte, produite par des politiques publiques.

« Blanc honoraire » : une conscience raciale triangulaire ?

Le dernier chapitre, ayant déjà donné lieu à un article pour la revue Sociologie[7], est consacré aux luttes mémorielles. Il montre comment la mémoire des bidonvilles peut être convertie en ressource politique pour des enquêtés en ascension sociale. Margot Delon insiste sur le rôle des femmes dans le travail d’unification des mémoires, c’est-à-dire dans le travail de filtration et d’interprétation des souvenirs communs des bidonvilles. Elle analyse non seulement les commémorations physiques mais aussi les blogs et leur modération (contrôle des contributions, suppression de certains commentaires, réactions aux articles publiés). Alors que l’étude des réseaux sociaux est fortement associée dans les études sociologiques à la jeunesse ou à la formation des couples, elle ouvre des pistes pour étudier leurs usages chez des individus plus âgés, que l’on pense par exemple à la multiplication des groupes d’« anciens » sur des réseaux comme Facebook ou sur des sites de généalogie.

En définitive, les points les plus convaincants de la démonstration ne sont peut-être pas ceux les plus mis en avant par l’ouvrage. Ce dernier pêche par des raccourcis qui peuvent être constatés dans les enquêtes sur la socialisation : on ne voit pas toujours très bien qui socialise et à quoi et comment ont été saisies empiriquement les dispositions[8]. Ces réserves tiennent sans doute au format de l’ouvrage, destiné à un public large, qui ne reprend qu’une partie de la thèse et qui assume les allégements théoriques afin de rendre les analyses plus lisibles.

Ainsi, les apports sont à nos yeux plutôt à rechercher du côté de la sociologie urbaine et des dynamiques de racialisation que de la sociologie de l’enfance : on comprend mieux comment des catégories raciales se maintiennent en étant réifiées par des politiques publiques de logement. De ce point de vue, un des grands intérêts de l’enquête est de réintroduire de la temporalité dans l’étude des privilèges coloniaux. Le concept de « Blanc honoraire » permet en effet de comprendre comment les Portugais n’ont pas immédiatement et pas complètement bénéficié de la « condition sociale forgée par le privilège blanc[9] ». Leur « blanchiment » comme minorité « assimilable » est un processus non linéaire qui nécessite de constamment donner des gages de respectabilité. Si l’auteure ne le formule pas aussi explicitement, il nous semble que son usage du concept permet de renouveler très astucieusement celui de « conscience sociale triangulaire » forgé par Olivier Schwartz[10] en l’appliquant à l’espace racial : les « Blancs honoraires » comme les fractions hautes des classes populaires construisent leur « nous » par opposition à des groupes davantage dominés. L’incertitude raciale explique comment on peut mobiliser à son tour des stéréotypes culturels pour se distinguer des minorités post-coloniales. Notons que cette analyse semblait moins présente dans le manuscrit de thèse de l’auteure : l’ouvrage fournit en cela un bel exemple d’interrogations et de réajustements constants de nos travaux d’enquête.


  1. Pierre Bourdieu (1993), « Effet de lieux », La Misère du monde, Paris, Seuil, p. 159-167. Pour un approfondissement, voir le dossier coordonné par Joanie Cayouette-Remblière, Gaspard Lion et Clément Rivière (2019), « Socialisation à l’espace, socialisations par l’espace », Sociétés contemporaines, no 115.
  2. Victor Collet (2013), « Du bidonville à la cité. Les trois âges des luttes pro-immigrés : une sociohistoire à Nanterre (1957-2011) », thèse pour le doctorat de science politique, p. 377.
  3. Julie Pagis et Wilfried Lignier (2017), L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Seuil.
  4. Eduardo Bonilla-Silva (2004), « From Bi-racial to Tri-racial. Towards a New System of Racial Stratification in the USA », Ethnic and Racial Studies, vol. 27, no 6, p. 931-950.
  5. Margot Delon (2019), « “Des blancs honoraires ?” Les trajectoires sociales des Portugais et de leurs descendants en France, » Actes de la recherches en sciences sociales, no 228, p. 4-28.
  6. Paul Pasquali (2014), Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élites » entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard.
  7. Margot Delon (2017), « Les liens de la mémoire. Sociabilité et visibilité à travers un blog d’anciens habitants des cités de transit de Nanterre », Sociologie, vol. 8, no 1, p. 23-38.
  8. Pour un approfondissement de cette critique voir notamment Muriel Darmon (2019), « Analyser empiriquement un inobservable : comment attrape-t-on une disposition ? », in Séverine Depoilly et Séverine Kakpo (dir.), La Différenciation sociale des enfants. Enquêter sur et dans les familles, Paris, Presses universitaires de Vincennes, p. 107-137. Je remercie Raphaël Glaser de m’avoir fait connaître ce texte.
  9. Solène Brun et Claire Cosquer (2022), Sociologie de la race, Paris, Armand Colin, p. 27.
  10. Olivier Schwarz parle dans ses travaux de triangulation. On trouve le concept de « conscience sociale triangulaire » formalisé dans Annie Collovald et Olivier Schwartz (2006), « Haut, bas, fragile : sociologies du populaire », Vacarme, no 37, p. 19-26.