Recension : Pauline Seiller, Un monde ouvrier en chantier. Hiérarchies ouvrières dans l’industrie contemporaine (2003, Presses universitaires de Rennes)

Pauline Seiller (2023), Un monde ouvrier en chantier. Hiérarchies ouvrières dans l’industrie contemporaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 180 p.

Recension version post-print par

Julian Mischi
julian.mischi@inrae.fr
Directeur de recherche en sociologie à l’INRAE, membre de l’Institut interdisciplinaire en sciences sociales, Paris-Dauphine/PSL-IRISSO, Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75016 Paris, France

 

Les mondes ouvriers ont connu d’importantes mutations au cours des dernières décennies. En même temps que les grands complexes usiniers du territoire français ont été remis en cause, le groupe ouvrier s’est réduit et davantage développé du côté des services et des transports. Les études récentes ont ainsi surtout pris pour objet des fractions ouvrières en essor et en profond bouleversement, à l’image des travailleurs de la logistique[1]. Se dessine alors un monde ouvrier fait de contrats courts et de précarité, où les changements de lieux de travail et les périodes de chômage sont fréquents. Le pôle plus stable des ouvriers d’usine, de ceux qui travaillent dans de grandes entreprises et bénéficient d’un statut relativement protecteur n’a cependant pas disparu. Ses membres se concentrent dans certains bassins d’emploi industriel. Bien qu’en déclin depuis les années 1980, la catégorie des « ouvriers qualifiés de type industriel » représente ainsi encore 20 % des effectifs ouvrier.

Partant de ce constant, Pauline Seiller cherche à analyser « ce qu’il reste du groupe ouvrier dans les grandes industries françaises qui ont façonné l’image de la classe ouvrière ». En abordant le « cœur historique du monde ouvrier », elle entend évaluer l’éventuel maintien de « traits anciens » ou « traditionnels » de la culture ouvrière, dans un contexte de fragilisation et de restructuration des grands établissements industriels. Il s’agit tout particulièrement d’examiner les mutations de la condition ouvrière à l’aune des transformations de la division du travail induite par le développement de la sous-traitance. Pour cela, Pauline Seiller a mené une enquête à Saint-Nazaire, de 2006 à 2012, auprès des travailleurs de la navale. Son investigation s’inscrit dans le prolongement d’autres études consacrées aux salariés des chantiers navals[2], faisant de ce bassin d’emploi situé à l’embouchure de la Loire l’un des plus étudié en France avec celui de Sochaux-Montbéliard structuré autour de l’automobile[3]. L’ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2012, repose principalement sur l’analyse d’une soixantaine d’entretiens, réalisés avec des ouvriers des Chantiers de l’Atlantique mais aussi avec des salariés de la sous-traitance ou relevant d’autres groupes professionnels.

L’ouvrage s’ouvre par un chapitre visant à situer les ouvriers de l’entreprise donneuse d’ordre, c’est-à-dire le personnel « maison ». Ce positionnement est relationnel et professionnel. En dépit d’une déstabilisation générale de la condition ouvrière, ces ouvriers appartiennent à des fractions établies et intégrés : ils constituent, selon Pauline Seiller, une « aristocratie ouvrière » du fait de leur place dans la division du travail et de leurs conditions d’emploi. Généralement en contrat à durée indéterminé (CDI), à temps plein, ils occupent des métiers de la métallurgie au cœur du secteur de la navale. Ils agissent cependant au sein d’un espace professionnel morcelé par l’hétérogénéité des statuts d’emploi et des conditions de travail. Cette fragmentation, source de précarisation pour les segments subalternes, provient d’une longue histoire de sous-traitance, massive et en cascade, qui repose en partie sur une division internationale du travail et introduit des statuts différenciés au sein même du personnel « extérieur ». Le cœur de l’étude porte sur l’élite ouvrière, qualifiée et protégée, de la navale qui revendique une technicité et une « identité sociale positive », même si elle n’échappe pas au contexte d’incertitude propre à un site industriel qui, bien que protégé par l’État, connait des rachats successifs.

Le chapitre 2 explore les discours que ces ouvriers établis tiennent sur leur travail et fait apparaître une valorisation des expériences des risques et de la pénibilité, notamment pour les travailleurs de la soudure et de la tôlerie. L’engagement physique du corps demeure une dimension essentielle d’un ethos ouvrier au travail qui s’articule à des normes de virilité. La culture ouvrière dominante est ainsi masculine et laisse peu de place aux femmes, même si des soudeuses ont été recrutées dans les périodes précédentes. Cette féminisation est heurtée et limitée du fait d’une division sexuelle du travail qui leur est défavorable. Le chapitre 3 poursuit l’étude du segment des ouvriers stables de l’entreprise principale du site sous l’angle de leurs carrières et de leur rapport à la hiérarchie. Pauline Seiller décrit un espace de promotion ouvrière très réduit, fortement concurrentiel et recouvrant surtout des enjeux symboliques. Elle identifie des profils aspirant à une ascension professionnelle et cherchant à accéder à des postes du petit encadrement (certains deviennent moniteurs). Mais ces parcours et attentes restent cependant minoritaires. C’est bien une « vision traditionnelle » qui domine, une attitude ouvrière refusant la mobilité verticale nourrit d’une méfiance vis-à-vis de l’encadrement, voire d’un rejet des chefs.

Le chapitre 4 analyse comment les pratiques managériales reconfigurent le travail ouvrier dans le sens d’une individualisation mais aussi, sans que cela soit contradictoire, d’un encadrement plus poussé. Un peu plus tard que dans l’automobile, des dispositifs visant à favoriser la polyvalence et la flexibilité de la main-d’œuvre se diffusent dans la navale. Ces mécanismes d’individualisation de l’organisation du travail prennent notamment la forme d’incitations à l’autocontrôle du travail et aux « reprises » entre collègues, sources de conflits à bord des navires. L’accentuation de la responsabilisation des ouvriers n’empêche pas des dispositifs de renforcement du contrôle par l’encadrement, notamment dans le cadre de la régulation de la sécurité. Les réorganisations managériales nourrissent des tensions internes, autour en particulier des questions salariales, car la mise en concurrence concerne surtout les primes et les carrières. Si Pauline Seiller rend compte d’une critique générale, parmi les ouvriers, de l’exigence de polyvalence, vue comme un vecteur d’intensification et de disqualification du travail, elle montre également que certains peuvent y puiser des incitations à faire carrière dans l’entreprise.

Le dernier chapitre, particulièrement riche, analyse les effets de la sous-traitance sur les relations de travail au sein des chantiers. Mise en place depuis la fin des années 1990, la sous-traitance est massive dans la navale et prend progressivement une forme internationale, avec le recours à des travailleurs détachés. L’externalisation est devenue la norme, entraînant une multiplication des contrats temporaires et un déclin des effectifs du personnel interne. Pauline Seiller relate une concurrence accrue selon les statuts d’emploi et les nationalités mais elle montre également, de façon originale, que le contexte de co-activité à bord des navires rend possible des coopérations techniques et matérielles. Les ouvriers s’adaptent et s’entraident pour pallier une désorganisation pratique du travail et assurer une application réaliste des consignes. Certains, en devenant moniteurs, sont chargés d’un rôle de traducteur et d’intermédiaire. Néanmoins, les inégalités des positions rendent l’entraide moins cruciale pour le personnel maison et les vols d’outils apparaissent comme un obstacle à la coopération. Jugements disqualifiant et mépris croisés façonnent les relations et représentations entre « sous-traitants » et « maison ». Les premiers peuvent voir la qualité de leur travail critiqué, notamment s’ils sont étrangers, tandis que les seconds sont susceptibles d’être perçus comme des feignants. La sous-traitance, vécue comme une menace, a bien des effets sur le groupe des ouvriers stables ; elle nourrit chez eux une inquiétude, un sentiment de disqualification. À rebours des visions schématiques opposant les deux groupes ouvriers, l’auteure appelle à prendre en compte l’interdépendance entre stables et sous-traitants au sein des mondes industriels.

Cet ouvrage apporte une contribution bienvenue et précieuse à l’étude des fractions ouvrières établies, qui tendent à être délaissées par la sociologie du travail aujourd’hui après avoir constitué son objet central. L’un de ses principaux intérêts est d’analyser relationnellement une élite ouvrière en prolongeant l’investigation du côté du personnel de la sous-traitance et en prêtant une attention continue à la segmentation du marché du travail. Le corpus d’entretiens répond bien à cet objectif en variant les profils : les propos de chacun sont mis en relation et comparés dans le cadre d’une analyse tout en finesse et nuancée.

La richesse de ces entretiens aurait cependant pu encore davantage exploitée si leur contenu avait été croisé avec d’autre données, issues d’un travail d’observations ou d’une recherche documentaire. L’étude repose en effet surtout sur des restitutions d’entretiens. Le volet ethnographique de l’enquête, pourtant annoncé en introduction, car la sociologue est allée au domicile des ouvriers et dans l’entreprise, n’est pas véritablement restitué dans l’ouvrage. Le contexte ou la morphologie du groupe ouvrier n’est pas non plus documenté par des données quantitatives. Les entretiens constituent la source principale d’information alors que l’on aurait pu s’attendre à l’exploitation de sources documentaires (de l’entreprise ou des syndicats par exemple) pour saisir les hiérarchie internes, l’évolution de la composition du personnel, les processus de promotion interne, etc.

On peut également regretter que l’investigation reste cloisonnée à l’univers du travail et ne permette ainsi pas véritablement d’approcher des styles de vie. La vie familiale est peu abordée tout comme la condition résidentielle, pourtant essentielle car ces ouvriers ne résident généralement pas dans la ville de Saint-Nazaire mais dans des communes populaires limitrophes. La singularité du cas étudié tend à passer au second plan, au profil d’une présentation générale de certains aspects contemporains de la culture ouvrière. Pauline Seiller cherche en effet surtout à saisir des caractéristiques centrales d’une identité ouvrière contemporaine. Pour ce faire, elle prend le temps de faire des parallèles avec la situation d’autres sites industriels, elle relie systématiquement ses observations avec les principales études menées ces trente dernières années sur les fractions ouvrières des classes populaires. En cela, ce livre donne un panorama vivant de la littérature sociologique sur les groupes ouvriers, tout en faisant plonger le lecteur dans un univers industriel particulier. Un univers dont le segment dominant se « désouvriérise » : la navale, comme l’automobile, constitue une « forteresse industrielle » de moins en moins ouvrière car, comme le souligne l’auteure au terme de son ouvrage, les syndicats du personnel d’encadrement dominent désormais l’entreprise donneuse d’ordre.

  1. Carlotta Benvegnù et David Gaborieau (2020), « Les mondes logistiques », Travail et emploi, no 162, p. 5-22 ; Lucas Tranchant (2021), « D’entrepôt en entrepôt. Une ethnographie des trajectoires professionnelles ouvrières dans le secteur de la logistique », Genèses, no 22, p. 59-78.
  2. Nicolas Roinsard (2012), « Entrer aux Chantiers. Les transformations de la socialisation professionnelle et des rapports intergénérationnels aux Chantiers de l’Atlantique (1950–2005) », Sociologie du travail, vol. 54, no 2, p. 197-216 ; Philippe Alonzo (2008), « Ouvrières à Saint-Nazaire. Deux entreprises face à l’intégration des femmes dans les métiers de la navale », Formation emploi, no 104, p. 23-36.
  3. Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999), Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard ; Nicolas Hatzfeld (2002), Les Gens d’usine. Peugeot-Sochaux, 50 ans d’histoire, Paris, Éditions de L’Atelier.